INDEX DE L'ESPRIT DES JOURNAUX | ARTICLES DE L'ESPRIT DES JOURNAUX

Fragment d'une lettre à M. de G. de la Société électorale de… sur les grands Patagons

Pierre-André-Joseph Roubaud

L'ESPRIT DES JOURNAUX, 28 février 1773, Tome II, Partie II, p. 152-158 [Réf. Gedhs : 730225]

Monsieur de P. refuse à la nature défaillante en Amérique, selon son système, des enfants d'une taille supérieure à la taille de ts les autres peuples du monde. Quand nous rendrions à la nature toute sa force, (et ce serait avec fondement, comme je le prouverai dans un ouvrage particulier) nous n'oserions lui accorder ces enfants, si nous n'y sommes contraints par l'accumulation des probabilités historiques.

Il y a, Monsieur, une incrédulité aussi antiphilosophique que la crédulité. Il ne faut pas se hâter de rejeter le merveilleux, uniquement parce qu'il est merveilleux, car la nature en est remplie. L'ignorance a longtemps pris pour des fables, chez les anciens, beaucoup de vérités constatées de nos jours.

Si la taille des grands Patagons avait pu être réduite à la mesure ordinaire, elle l'aurait été par M. de P. Il me semble qu'il n'a pas réussi dans son entreprise. Je ne veux pas dire, Monsieur, qu'il faille absolument croire qu'il existe dans les Terres Magellaniques, une race d'hommes d'une stature démesurée; je dis seulement qu'on ne doit pas le nier. Depuis 1519, époque de la découverte du Détroit jusqu'en 17, vingt voyageurs ont vu à l'extrémité méridionale de l'Amérique, des hommes gigantesques; ils prétendent du moins en avoir vu. Ces témoins sont les uns Espagnols, les autres Portugais, Italiens, Hollandais, Anglais et Français. Il n'y a pas une seule de leurs relations qui puisse être regardée comme la copie d'une autre. Dix ou douze voyageurs ont côtoyé le même pays, à différentes époques, dans le même intervalle de temps, sans y rencontrer ces grands Patagons. Le témoignage négatif de dix ou douze personnes détruirait-il le témoignage positif de vingt autres, surtout lorsque ces témoignages ne se contredisent pas? Il est très possible qu'en différents temps les uns auront vu les peuples que les autres n'auront pas vus; car ces peuples ne sont pas sédentaires sur le bord de la mer. Un critique souffrira qu'un Européen les y voie quand ils y seront venus; et qu'un autre ne les y voie pas, quand ils n'y seront pas.

Je conviens que ces vingt témoins attestent un fait fort étranger; mais il ne résulte pas de l'invraisemblance du fait que le rapport de ceux qui n'ont pas vu annuler le rapport de ceux qui ont vu. Des voyageurs ont trouvé, dans les mêmes lieux, des Indiens d'une taille ordinaire; d'autres, des peuples d'une taille extraordinaire; les derniers enfin des hommes de l'une et de l'autre tailles tout en semble. Il y aurait donc des races différentes à côté les unes des autres, et les témoignages seront conciliés. M. de P. se soulève contre ce mélange, fondé sur ce qu'il n'y en a point d'exemple dans la nature, qu'il n'y a pas naturellement des hommes grands comme les Suédois parmi les Lapons, etc. La Laponie et la Suède se touchent, il se serait pas contre-nature que des Suédois et des Lapons parcourussent une même contrée, et si l'on transportait aujourd'hui en Laponie une colonie suédoise, un voyageur rencontrerait demain des hommes très petits et des hommes très grands. Nous avons compté les témoignages, il faut les peser. Pris in globo, M. de P. ne les trouve d'aucun poids, parce qu'il s'agit de décider un point d'histoire naturelle, et que tous les relateurs n'étaient ni philosophes, ni naturalistes, ni médecins. La différence entre les Nègres et les Blancs est également un point d'histoire naturelle, faudrait-il donc être médecin, ou naturaliste, ou philosophe pour ne pas se tromper du blanc au noir? Un enfant qui ne serait point aveugle ne jugerait-il pas bien si un homme de six pieds de haut est plus grand qu'un homme de quatre?...

M. de P. attaque la taille des Patagons par ces raisons générales. 1° S'il y avait une race gigantesque en Amérique, on en aurait montré des individus morts ou vivants en Europe, comme on y a amené des Nègres blancs, des orangs-outangs, des Groenlandais, un Brésilien infibulé, un Hottentot monochis, un Malabare à longues oreilles, des rhinocéros, des hippopotames, des serpents épineux, et autres bêtes curieuses. Car il est certain que toutes les singularités portatives de l'univers ont été apportées en Europe; et il est évident qu'elles n'existaient pas avant que nous les eussions vues dans nos contrées. Ainsi toutes les singularités dont on parle sont fabuleuses, jusqu'à ce que notre témoignage oculaire leur ait donné la réalité dans nos foires. Tel est l'argument sans réplique de M. de P.

Je n'entreprendrai pas ici, Monsieur, de justifier ou d'excuser la négligence des voyageurs à payer un tribut de Patagons à la curiosité de l'Europe; je suis fâché qu'un philosophe respectable veuille qu'on arrache ces hommes à leurs pays pour le convaincre de leur existence. Magellan, au rapport de Pigasetta, en enchaîna deux sur son navire, ils y moururent de désespoir. Ce fait n'a pas encouragé les voyageurs qui l'ont cru, à commettre la même barbarie, lorsqu'ils ont été à portée de l'exercer. Plusieurs autres l'ont tenté inutilement. Mais n'aurait-on pas pu nous amuser avec des squelettes gigantesques? D. Pernety dit que M. Guyot en avait embarqués qu'il fut ensuite obligé de jeter à la mer. M. de P. nie nettement le fait; et il ajoute que quand M. G. aurait porté sur son bord un squelette de Paragon, on n'y aurait plus trouvé qu'un squelette de quelque grand animal, parce que M. G. n'est pas anatomiste, et qu'il faut être anatomiste pour distinguer un homme mort d'une bête morte. je le veux bien; mais quand on aurait amené en Europe un patagon mort ou vif, qu'est-ce que l'on aurait prouvé par-là? L'existence d'un individu colossal, mais non celle d'une race gigantesque. Il aurait donc fallu des cargaisons de Patagons pour démontrer ce dernier point; c'est bien assez de cargaisons de Nègres. Je dis des cargaisons de Patagons vivants, car des squelettes ne viennent pas se présenter en foule sur le rivage, et l'on n'aurait pu se flatter de sauver plusieurs individus, qu'en en embarquant un grand nombre.

M. de P. ne veut pas croire à la taille des Patagons, si on ne les mesure comme M. de Maupertuis a mesuré les Lapons et M. l'A. de la Caille les Hottentots : quand un géant est trouvé, la chose la plus facile est de le mesurer. Cela est vrai : cependant comme on jugeait très bien que les Lapons étaient fort au dessous de la taille ordinaire avant d'avoir eu recours au pied-de-Roi, on a bien pu juger avec la même certitude que les Patagons étaient fort au dessus, sans avoir recours à la même preuve. N'est-il pas vraisemblable qu'au coup d'œil, un enfant aurait décidé comme l'escadre de Moore ou celle de M. Byron, et aussi bien que le plus grand philosophe et le premier toiseur de l'Univers, que les Patagons étaient plus hauts de toute la tête que les Européens placés à côté d'eux, ou qu'assis, ils étaient presque aussi hauts qu'un Anglais debout? M. P. dit qu'il serait inouï qu'on n'eût pas mesuré un Patagon, si l'on en avait rencontré. Il y a beaucoup de choses inouïes; c'était une chose inouïe que de ne pas disséquer des Nègres, et on a été fort longtemps sans en disséquer. Enfin, il ne faut pas exiger de ceux qui n'ont vu des Patagons qu'à une certaine distance, qu'ils les aient mesurés : quant aux autres, si la formalité du pied-de-Roi qui ne constaterait que le degré de hauteur était nécessaire pour constater leur existence, Kniver en a mesuré un cadavre, le Capitaine Raynauld et son équipage ont mesuré plusieurs Patagons vivants, MM. Guyot et de la Gyraudais nous supposent assez judicieux pour comprendre qu'ils en ont mesurés, lorsqu'ils déterminent les pouces de la taille de ces Américains, etc. etc. etc.

Pour ne pas avoir usé de la sage précaution indiquée par M. de P., les voyageurs ont varié et dû varier considérablement sur la taille de ces sauvages, parce qu'outre qu'ils auront vu des individus plus ou moins grands les uns que les autres, outre qu'ils auront réduit leur estimation à des mesures plus ou moins longues telles que le pied anglais et le pied français, leurs sens, en sortant de la sphère où ils avaient l'habitude de borner leur estime, auront été sujets à de fortes méprises. Ajoutons que la surprise, l'admiration, l'effroi, auront disposé à l'exagération des hommes quelquefois amis du merveilleux : mais ces sentiments et l'exagération prouvent la réalité même du merveilleux. Nous ne croirons donc pas tout ce qu'ils auront dit; ils ont dit beaucoup de fables manifestes, et ils se sont contredits réciproquement sur les accessoires : nous nous arrêterons donc au point dans lequel ils s'accordent et qui a servi de base à leurs récits : ce point, c'est la supériorité notable des grands Patagons sur la taille ordinaire de l'espèce humaine. Ils ne sont donc pas des géants proprement dits, quand ils auront un ou deux pieds au-dessus de la taille commune. On les aura appelés géants par comparaison avec les Européens, comme ont dirait que les Groenlandais sont des nains à côté des Danois, par manière de parler, et faute de termes particuliers pour spécifier la différence.

Enfin est-il vrai que la hauteur de ces Patagons choque si singulièrement les lois de la nature? La couleur des Nègres a paru d'abord si fort choquer ces lois que plusieurs philosophes les ont pris pour une espèce distincte de celle des Blancs, quoiqu'il soit aujourd'hui démontré que la différence de coloris n'est qu'accidentelle et produite par le climat. À l'égard des Patagons, je ne rappellerai pas l'énorme disparité de taille de certains animaux de la même espèce dans des climats divers; je ne parlerai pas de la petite taille des Lapons non moins éloignée de la nôtre, que celle des Patagons; je ne dirai pas que, comme la nature tire quelquefois d'un même père et d'une même mère des individus de tailles fort proportionnées, et même de vrais nains avec des enfants fort grands, phénomène assez commun en Pologne, elle a pu mettre sur la même terre une grande différence dans la stature de deux races. Permettez-moi seulement, Monsieur, de hasarder une conjecture, sans y attacher aucune sorte de prétention.

Il naît quelquefois des individus gigantesques : ces individus de différents sexes unis les uns aux autres ne pouvaient-ils pas communiquer leur taille à leurs enfants? Si leurs enfants ne se mêlaient pas avec d'autres familles, n'aurait-on pas une famille colossale? Dans notre espèce, les peuples conservent leur taille particulière en évitant de se croiser. On remarque que les Patagons, quand il leur naît des enfants plus petits qu'à l'ordinaire, les vendent à leurs voisins; d'où l'on peut conclure qu'ils ne se mêlent pas indistinctement avec des races inférieures. Je sais que les lois communes de la nature agiraient fortement pour réduire ces hommes extraordinaires à la mesure courante : mais leur action n'éprouverait-elle pas une résistance dans la force prodiguée par un effort singulier de la nature même, et leur effet ne serait-il pas lent? Il résulterait de là que de siècle en siècle la taille des Patagons baisserait, et qu'elle rentrerait à la fin dans les bornes connues. Ces peuples n'auraient-ils pas déjà éprouvé cette dégradation; et ne serait-ce point là une des causes de la différence des mesures données par les premiers et les derniers voyageurs qui ont visité les Terres Magellaniques? Cette conjecture est peut-être frivole; je n'y suis point attaché, et je la soumets, Monsieur, à vos lumières et à celle de M. de P. Jusqu'à présent il me semble qu'il n'a point entamé la taille des grands Patagons et qu'elle est encore problématique.