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INDEX DE L'ESPRIT DES JOURNAUX | ARTICLES DE L'ESPRIT DES JOURNAUX
Histoire générale de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique
Histoire générale de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique, contenant des discours sur l'histoire ancienne des peuples de ces contrées, leur histoire moderne et la description des lieux, avec des remarques sur leur histoire naturelle, et des observations sur les religions, les gouvernements, les sciences, les arts, le commerce, les coutumes, les murs, les caractères, etc. des Nations. Par L. A. R. (L'Abbé Roubaud.); tomes X, XI et XII, in-12. Á Paris, chez Des Ventes de la Doué, 1772.
L'ESPRIT DES JOURNAUX, 15 mars 1773, Tome III, Partie I, p. 34-40 [Réf. Gedhs : 730308]
Les neuf premiers volumes de cette histoire générale renferment l'histoire de l'Asie et de l'Arabie. Les trois suivants qui viennent d'être publiés comprennent l'histoire de l'Afrique ancienne et moderne. Cette histoire est proprement celle de la barbarie et du brigandage. Ce n'est pas cependant qu'on n'y rencontre quelquefois des actes de générosité, de magnanimité, de grandeur d'âme de la part du sexe même le plus faible ; et on voit l'historien, pour se distraire des horreurs qu'il est obligé de peindre, s'arrête avec complaisance à nous les rapporter. Lors de la conquête de l'Égypte par les Arabes dans le septième siècle, une princesse nommée Kahinée ou Damia, se met à la tête de Berbers, nation africaine qu'on prétend avoir donné le nom de Barbarie à l'Afrique. Les Berbers se joignent aux Grecs, et remportent plusieurs victoires sur les Arabes. Mais les Grecs et les Barbares s'étant désunis, Hassan, général des Arabes, n'eut qu'à paraître devant les principales places de l'Égypte pour y faire régner l'Alcoran. La Princesse Kahinée, désespérant alors de la fortune, ne prend conseil que de son propre courage, et se résout à mourir glorieusement dans un combat. Mais, avant de faire le sacrifice de sa vie, la tendresse maternelle la porte à mettre en sûreté la vie de ses enfants en bas âge. À qui confiera-t-elle ce dépôt ? C'est à son ennemi, à celui qu'elle doit à l'instant combattre jusqu'à la mort, au général arabe qu'elle va remettre ce qu'elle a au monde de plus cher. Cette princesse croyait à la vertu, à la générosité d'un ennemi victorieux. « Alexandre-le-Grand, ajoute ici l'historien, dans le plus beau moment de sa vie, dans le moment où il venait de boire la coupe qu'on lui avait dit être empoisonnée par son ami, eût été jaloux d'un trait si noble. » Hassan reçut avec bonté les jeunes Princes qui n'attendaient leur salut que de sa clémence ; et y a-t-il des âmes que de pareilles actions ne portent pas au bien et n'élèvent pas aux grands chefs ?
L'histoire d'Afrique est en quelque sorte liée avec celle de l'Europe. Les établissements de commerce que les Portugais, les Anglais, les Français quelques autres nations européennes ont cherché à faire sur les côtes d'Afrique, fournissent plusieurs événements qui nous sont ici présentés sous le point de vue nécessaire pour nous faire sentir cette vérité importante au bonheur des peuples, qui est que le mal que l'on fait à autrui on le fait à soi-même ; que la vraie politique, celle qui fait notre vrai bien, est aussi celle qui fait le bien d'autrui, et qu'elle ne diffère pas de la justice et de la bienfaisance. La traite des Nègres, si contraire aux droits de l'humanité, ne l'est pas moins aux intérêts de l'Europe, comme le fait très bien voir l'historien qui connaît assez les hommes pour ne pas se flatter de réformer le monde ; mais il est bien permis de soulager son cur, de défendre la cause des malheureux, et de montrer à tous, leurs vrais intérêts. Si jamais on n'élevait la voix au nom de la justice, et en faveur de l'humanité, la terre ferait un enfer éternel.
La description de l'État de Tunis présente une belle leçon, rapportée par Shaw. « Le Bey Mahomet entendait assez la chimie, et amassait assez d'or pour que le peuple attribuât ses richesses à la pierre philosophale. Détrôné par ses sujets, le Dey d'Alger lui promit de le rétablir dans ses États, à condition qu'il lui communiquerait son secret. Le Dey remplit sa promesse : le Bey remplit la sienne, en lui envoyant, en grande pompe, des bêches et des socs de charrue : la culture est la pierre philosophale des rois et des nations ; elles convertit tout en or. »
Dans la description d'Alger, l'auteur traitant de la difficulté d'entretenir une bonne intelligence avec le Dey, dit, d'après le même voyageur, que la raison n'est pas toujours goûtée dans une Cour où le premier Ministre est cuisinier, et où une soldatesque insolente n'a que trop souvent l'inspection sur les Conseils. » C'est pourquoi dans les circonstances critiques, il faut, continue-t-il, soutenir son droit par des négociations délicates, et par l'adresse du Consul, qui doit savoir les moyens de flatter les inclinations de ceux qui ont l'oreille du Dey, et surtout employer à propos la force invincible des présents ; car c'est une maxime ancienne et infaillible, que si vous bouchez un il à un Algérien avec une piastre, il souffrira pour la gagner que vous lui creviez l'autre avec un couteau. » L'historien ajoute ici que les premiers officiers avouent volontiers la bassesse de leur origine : « Ma mère, disait le Dey Mahomet à un Consul, vendait des pieds de mouton, et mon père des langues uf ; mais il aurait eu honte d'exposer en vente une aussi mauvaise langue que la vôtre. »
Ailleurs, pour caractériser le génie de la nation, et de toutes les nations barbaresques en général ; pour faire voir que ce n'est point cette espèce de barbarie qui s'ignore elle-même, que c'est celle de la corruption qui se connaît et se glorifie de ses vices, il rapporte le mot suivant : « M. Cole, Consul anglais, faisait un jour des représentations au Dey, sur des insultes que des vaisseaux de sa nation avaient reçues des Algériens : Cesse, lui dit le Dey, de te plaindre au capitaine des voleurs d'avoir été volé. »
Ces peuples ont encore cela de particulier, que quand ils ont reçu un bienfait, ils le regardent comme un titre pour en exiger d'autres. « Laugier raconte qu'un marchand grec, établi à Alger, qui avait coutume de donner tous les jours l'aumône à un Maure estropié, ayant été absent pendant cinq ou six mois, fut cité devant le Dey, à son retour, par le mendiant, pour les payer les arrérages qu'il lui devait depuis le jour de son départ. Le motif de la demande du Maure était qu'il avait justement fondé sa subsistance sur ce don puisque le travail lui était devenu impossible, que le marchand ne lui avait pas donné avis que la pension allait cesser, et que publiant cette charité, il avait achalandé la boutique. Le Grec fut condamné à payer les arrérages de l'aumône, avec une piastre d'amende ; il lui fut seulement permis de déclarer que son intention était de ne pas continuer les dons. »
À Maroc, l'Empereur est le premier bourreau du pays. Cette coutume, suivant M. l'Abbé Roubaud, est de la superstition autant que de la barbarie. » Les Miramolins descendants prétendus de Mahomet, les premiers que les Schérifs condamneront à mort, demandèrent comme une grâce de mourir de la main de leur maître, dans l'espérance d'une expiation plus pure. Cet abominable usage s'est si bien conservé, que Muley-Ismaël, dans son long règne, a exécuté de sa main plus de dix mille hommes. Un de nos Consuls lui ayant dit un jour que nos Rois se croiraient indignes du nom d'hommes, s'ils se couvraient ainsi du sang de leurs sujets : vos Rois, lui répondit-il, sont bien plus heureux que moi ; ils commandent à des hommes, et moi je commande à des bêtes : » sur quoi l'auteur fait cette réflexion : « ce barbare ne s'apercevait pas que si ses sujets n'étaient pas des hommes, c'est qu'ils avaient une bête féroce à leur tête. »
L'historien, en citant les voyageurs, ne s'en rapporte pas toujours à leur témoignage. Il les oppose quelquefois les uns aux autres ; et de la diversité de leurs relations, il tâche de tirer la vérité.
Nous finirons par transcrire ce que l'auteur dit de l'enseté, qui est un arbre précieux qui croît dans l'Abyssinie : « c'est une espèce de figuier, appelé l'arbre des pauvres, ou l'arbre contre la faim, parce que les branches et les grosses côtes de ses feuilles, broyées et cuits dans le lait font un mets délicieux ; son tronc et ses racines préparées de la même manière, une substance encore plus nourrissante ; les figues contenues dans les gousses du sommet, un fruit passable, les feuilles d'un beau vert, des vêtements, des nappes, des tapis de pied, des tapisseries, etc. Deux de ces feuilles suffisent pour couvrir entièrement un homme : on dit que si l'enseté, que les Abyssins douent d'une espèce de sentiment, est coupé à sept ou huit pouces de terre, il en naît un grand nombre de rejetons. »
Cette Histoire générale, très intéressante par l'ordre et la méthode qui y règnent, par la nature des révolutions qu'elle contient, par le tableau varié des murs et usages qu'elle présente, attache encore le lecteur par la sagesse des réflexions, par les maximes de bienfaisance et les principes d'économie politique qui s'y trouvent répandus, principes bien propres à éclairer les nations européennes sur les véritables intérêts de leur commerce
[Mercure de France et Journal des Beaux-Arts]
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