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INDEX DE L'ESPRIT DES JOURNAUX | ARTICLES DE L'ESPRIT DES JOURNAUX
Traité des délits et des peines
Traité des délits et des peines. [ Cesare Beccaria].Traduit de l'italien d'après la 6me édition, revue et corrigée et augmentée de plusieurs chapitres par l'auteur ; auquel on a joint plusieurs pièces intéressantes pour l'intelligence du texte. À Paris, chez Bastien, 1773. 1 vol, in-12.
L'ESPRIT DES JOURNAUX, 30 juillet 1773, Tome I, Partie II, p. 120-25 [Réf. Gedhs : 730717]
Monsieur le Marquis César Beccaria Bonefano, l'un des savants les plus distingués de Milan, n'avait que vingt-sept ans lorsqu'il publia de Traité. Il le fit imprimer à Monaco en 1764. L'érudition et le jugement dont ce livre est rempli donnèrent à son auteur la plus grande réputation et la mieux méritée. Zélé défenseur de l'humanité, il s'acquit pour lors des droits immortels à la reconnaissance des nations. La Suisse s'empressa la première de lui en donner des preuves. Quelque temps auparavant, il s'était formé à Berne une société de citoyens respectables dont l'unique objet est de concourir à répandre les lumières les plus utiles aux hommes. Cet ouvrage parut si conforme aux vues de cette société, qu'elle offrit une médaille de 20 ducats à l'anonyme ; elle le pria de se nommer, et lui fit un compliment public sur la bonté de son livre. L'Impératrice Reine, princesse qui règne pour le bonheur de ses peuples et qui sait si bien apprécier les talents de ses sujets, lui a donné des marques de son estime, et a créé en sa faveur une chaire d'économie politique dans l'université de Milan. Plusieurs souverains ont été si satisfaits du Traité des délits et des peines qu'ils ont consulté l'auteur sur différents objets de législation. Mais la récompense la plus agréable sans doute pour un écrivain vertueux, est d'être témoin des heureux changements que ses écrits ont produits. On vie de voir en Suède le nouveau Roi confirmer les réformes que son père avait faites dans la législation, et supprimer de nouveau la Chambre des Roses où l'on exerçait une torture rigoureuse. On peut se rappeler encore ici le bel exemple de sagesse et d'humanité que Charles Frédéric, Margrave régnant de Bade-Dourlach, a donné à l'Europe. Ce Prince ayant réuni ces deux principautés, a apporté tous ses soins pour établir dans ses états la meilleure forme de gouvernement et la plus heureuse pour ses peuples. Il a supprimé les peines de mort, et a fait bâtir une maison de force pour les criminels que les lois condamnaient à perdre la vie. On les y enferme pour le reste de leurs jours, et on les occupe à des travaux utiles pour la société ; telle est une manufacture de quincaillerie anglaise que le Prince a formée depuis peu à cet objet. Quelques ouvriers qu'il a fait venir d'Angleterre ont mis ces malheureux en état de travailler avec tant de succès, que les ouvrages sortis de leurs mais ont passé dans le commerce pour être véritablement anglais.
Depuis 1764, il y a eu six éditions italiennes du Traité des délits et des peines. La dernière donnée à Paris en 1766 est plus complète et plus soignée que s précédentes. Elle est beaucoup plus considérable par les additions que l'auteur a faites dans le corps de l'ouvrage, et par les deux morceaux qu'il a mis à la suite ; il y a aussi ajouté une préface qui a donné l'idée au traducteur de la faire précéder d'un discours préliminaire sur le même objet et sur l'histoire des lois. La nouvelle traduction, faite d'après la sixième édition, sera préférée à toutes celles qui ont déjà paru, par sa fidélité et son exactitude. On y a conservé le même ordre qui se trouve dans l'original. Un homme de Lettres se permit de l'intervertir dans sa traduction imprimée vers la fin de 1765 et faite d'après la troisième édition. Cette liberté ne plut pas à tout le monde, et la sixième édition italienne, postérieure à cette espèce de réforme, ne prouve pas que l'auteur l'ait trouvé nécessaire, puisqu'il n'a rien changé au premier plan de son ouvrage.
Parmi les différentes réflexions que M. Beccaria fait sur l'abus de la question, nous citerons celles-ci comme les plus propres à opérer l'abolition de cette manière barbare de découvrir la vérité. « La Question, dit cet écrivain, est un monument de l'ancienne sauvage législation où l'on honorait de jugement de Dieu les épreuves du feu, celles de l'eau bouillante, et le sort incertain des armes : comme si les anneaux de cette chaîne éternelle qui repose dans le sein de la cause première, devaient à chaque instant se déranger et se désunir pour les frivoles établissements des hommes ! la seule différence que je trouve entre la question et les épreuves du feu ou de l'eau bouillante, c'est que l'issue de l'une semble dépendre de la volonté du coupable, tandis que le succès des autres tient à un fait purement physique et extérieur. Encore cette différence n'est-elle qu'apparente ; l'accusé n'est plus le maître de dire la vérité, dans l'horreur des tourments de la torture, qu'il ne l'était alors d'empêcher, sans fraude, els effets des épreuves qu'il subissait. Tous les actes de notre volonté sont proportionnés à la force de l'impression sensible qui les cause, et la sensibilité de chaque homme, ne va que jusqu'à un certain degré. Or, si l'impression de la douleur atteint ce degré, celui qui souffre sera forcé de choisir le moyen le plus court pour faire cesser son mal actuel. Alors sa réponse sera nécessaire, comme les impressions du feu ou de l'eau ; alors l'innocent s'écriera qu'il est coupable, pour mettre fin à des tourments qu'il ne pourra plus supporter, et ce qu'on cherche à découvrir deviendra plus obscur par les moyens mêmes qu'on veut employer pour le connaître. Il est inutile d'ajouter à ces réflexions les exemples sans nombre des innocents qui se sont avoués coupables dans les convulsions de la douleur. Quelle nation, quel siècle ne cite pas les siens ? Mais les hommes ne changent point, et voient les faits sans en tirer de conséquences. Le résultat de la Question est donc une affaire de tempérament et de calcul qui varie dans chaque homme en proportion de sa force et de sa sensibilité. On peut donc prévoir ce résultat en résolvant le problème suivant, plus digne d'un mathématicien que d'un juge : la force des muscles et la sensibilité des fibres d'un innocent étant connues, trouver le degré de douleur qui le fera s'avouer coupable d'un crime donné. »
On a senti en France tous les inconvénients de la Question, et l'on n'a conservé de cet usage barbare que ce qui était indispensable pour la conviction d'un crime et pour en connaître les complices. Les sages dispositions de l'Ordonnance criminelle de 1670, comme l'observe le traducteur dans une note, ont remédié en grande partie à la plupart des abus qu'on reprochait à la torture, et prévenu ceux qui en pouvaient résulter. On ne peut l'ordonner contre un malfaiteur que lorsqu'il est plus qu'à demi convaincu de son forfait et que tout semble déposer contre lui. Si les précautions établies par cette loi ne font pas disparaître absolument le danger de punir l'innocent au lieu du coupable, du moins le rendent-elles moins fréquent et moins à craindre depuis cette époque ; il serait à désirer qu'on y eut statué quelque indemnité et accordé des dommages et intérêts pour l'innocence qui a été condamnée à la question. Il serait aussi à désirer qu'on n'employât jamais celle qui rend un citoyen inutile à la société pour le reste de ses jours. Quelque avantage que nos criminalistes trouvent à conserver les tortures, l'exemple de l'Angleterre, de la Suède, etc. prouvera toujours que l'on peut s'en passer, et que le bon ordre et la sûreté publique et particulière n'en dépendent en aucune manière.
On a joint à la traduction du traité des Délits et des Peines le jugement qu'en a porté un célèbre professeur, et la réponse que M. Beccaria a faite à une satire amère publiée contre lui. Cette réponse est sage, modeste, digne enfin d'un écrivain qui connaît tout le prix des vertus sociales et sait les mettre en pratique.
[Mercure de France]
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