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Mémoire sur l'imitation du vol des oiseaux

Mémoire sur l'imitation du vol des oiseaux; par M. Mongès [Antoine Mongez], chanoine régulier de la Congrégation de France. Lu à l'Académie de Lyon le 11 mai 1773.

L'ESPRIT DES JOURNAUX, 30 septembre 1773, Tome III, Partie II, p. 99-107. [Réf. Gedhs : 730915]

Si l'on jugeait du goût d'un siècle pour la physique par les différents phénomènes auxquels il a donné son attention, l'on pourrait regarder le dix-huitième comme le siècle de la crédulité. En effet, la Dent d'or, l'hydroscope, la disparition d'un boulet lancé par un canon pointé verticalement[1], le char volant même ont paru occuper quelque temps les savants de nos jours. Mais la sage postérité jugera chaque siècle par les chefs-d'œuvre qu'il aura produits, et non par des erreurs qu'il aura reconnues pour telles. Ainsi les progrès du nôtre dans les mécaniques seront attestés à jamais par les ouvrages de MM. de Vaucanson et Laurent ; et l'on oubliera certainement ces autres folies ; mais particulièrement le char volant. C'est à démontrer son impossibilité physique, que je veux m'attacher aujourd'hui ; et pour le faire plus efficacement, je vais proposer quelques observations sur l'imitation du vol des oiseaux.

Deux choses principales se présentent à nous dans cette matière ; les instruments nécessaires au vol, et ceux qui ne sont qu'accessoires. Les ailes sont certainement les premiers. Or, comment pourra-t-on jamais les imiter ? Prenons pour base de nos calculs les grand aigle des Alpes ; son poids est à peu près de dix-huit livres, l'ouverture de ses ailes, ou l'envergure de huit à neuf pieds ; ce qui, abstraction faite de la différence des formes, donnerait pour proportion des ailes égales à la moitié du poids. Appliquons ceci à un homme curieux d'imiter le vol des oiseaux ; cent vingt livres de poids, qui sont sous la proportion du commun des hommes, demanderaient soixante pieds d'envergure. Où sont les bras capables de remuer un pareil poids, et de faire effort contre un fluide de plus de cinquante pieds de surface ? Comment s'élever dans notre atmosphère ? Souvent on trouve le grand aigle abattu dans les basses-cours des châteaux qui sont au pied des Alpes ; l'élévation des plus hautes tours suffira-t-elle pour mettre l'homme oiseau à même de traverser les airs ? D'ailleurs, de quelle matière construire ces ailes artificielles ; de bois, de métaux ? Leur pesanteur les doit faire rejeter par le mécanicien plus mal habile ? Les toiles et les cartons se surchargeraient de l'humidité répandue dans l'atmosphère. Comment ensuite imiter la complexité de ces mêmes ailes, la légèreté des os qui les soutiennent, et que le prudent constructeur de l'univers a créé vides, pour ne point affaisser l'oiseau par leur poids.

On me répondra peut-être qu'on peut répartir sur la largeur, ce que la trop grande longueur des ailes demanderait dans la proportion établie ; et qu'en imitant, par exemple, l'aile de la chauve-souris, on conduirait l'aile depuis le bras moteur général, jusqu'à l'extrémité des pieds. C'est ici le dernier retranchement de ceux auxquels l'envie de s'élever au-dessus des nuages, cache les chaînes qui les attachent à la terre. Adhérentes au corps par plus de parties, ces ailes ne seraient que plus difficiles à remuer. Quel embarras que celui de faire mouvoir une surface de dix-huit à vingt pieds quarrés, liée aux extrémités des jambes. Comment combiner les mouvements de ces mêmes membres, avec celui des bras ? Les hommes avancés en âge qui apprennent à nager, éprouvent dans la recherche pénible de cet accord des difficultés inouïes, et qui les dégoûtent presque tous d'une étude utile contre les dangers auquel expose le passage des rivières. Cependant le corps trouve dans la résistance que lui opposent les eaux un point d'appui ; mais dans l'air infiniment plus rare que l'eau, quel sera-t-il, et contre quelle masse solide faire effort ?

Il est encore un empêchement invincible, qui se trouve dans la nature du mouvement des bras de l'homme[2]. Nous voyons que presque toutes les machines usuelles mues par les hommes, sont conduites par une manivelle, instrument qui agit par un mouvement parallèle aux flancs du moteur. Ce parallélisme est si conforme à sa nature, qu'il ne peut supporter longtemps que cette espèce de mouvement. Celui des pompes, l'extraction simple de l'eau des puits, des pierres, des carrières, des mines, etc. etc. l'excéderaient sans la manivelle, dans le plus court espace de temps. Le vol des oiseaux se fait dans un sens contraire, perpendiculaire aux flancs, venant en recouvrement (s'il est permis de s'exprimer ainsi) sur la poitrine. Quelle distance pourrait donc parcourir l'homme oiseau, par un mouvement aussi gêné que peu naturel ! Cette seule observation, si elle eût été connue, aurait étouffé dans leur naissance tous ces projets chimériques de vol et d'élévation.

D'ailleurs, quelle différence ne trouve pas l'anatomiste entre les muscles pectoraux des uns et des autres. La force de ces muscles chez les habitants de l'air est presque quadruple des seconds, eu égard à l'énorme disproportion de pesanteur.

Voilà ce qui concerne les parties de la machine nécessaires au vol ; la difficulté est encore beaucoup plus grande dans la construction de celles qui ne sont qu'accessoires, telles que la conformation extérieure et intérieure de la tête, de la queue, de la poitrine et de tout l'assemblage.

M. Newton trouva par un calcul assez délicat, que la figure la plus avantageuse pour fendre un fluide, était l'intersection de deux courbes telles exactement que les représentent le crâne et le bec de tous les oiseaux granivores. Quant à ceux auxquels la chair sert de nourriture, quoique la partie supérieure de leur bec recouvre l'inférieure, il est cependant sensible à tout observateur exact, que la partie supérieure du bec, dans laquelle sont placées les narines, est terminée en pointe, assez émoussée à la vérité. Au contraire, la tête de l'homme vue de face, de profil, de haut ou de bas, présente toujours une surface, plate et arrondie. Il lui faudrait donc recourir aux ressources de l'art, et rendre aigue par le moyen d'un bonnet pointu, cette partie de son corps que la nature a faite d'ailleurs pour être posée perpendiculairement ; et non horizontalement. Situation qui lui ôterait la faculté de la vue sur ses côtés et devant lui, et ne le laisserait jouir de cet organe merveilleux, que perpendiculairement au dessous de son corps. Les fluides qui animent la machine se porteraient avec trop de violence contre le cerveau, dans des canaux placés dans un plan exactement parallèle à l'horizon, et le priveraient de la vue en moins de dix minutes ; comme l'éprouveront tous ceux qui reposent sur des lits dépourvus de traversins.

Si nous considérons la structure intérieure de la tête humaine, et que nous la comparions à celle des oiseaux, quelle disproportion frappante ne trouvons-nous pas dans la masse de la cervelle, et l'épaisseur du crâne qui la renferme. Celle de l'homme très compacte, est encore pressée contre les os pariétaux d'une cavité formée par des os très épais et très lourds, tandis que les oiseaux n'ont dans un grand espace que très peu d'une cervelle très légère. Ce qui les aides à tenir leur tête dans le plan de leur vol, pendant les plus longs trajets ; tandis que l'homme pourrait à peine soutenir la sienne quelques minutes dans une attitude pareille. Obstacle qui se présente aux nageurs, et qui a fait conclure à d'habiles anatomistes, que la nature avait absolument interdit aux hommes l'art natatoire.

La sagesse de celui qui a formé l'oiseau pour fendre les airs, paraît avec éclat dans la forme qu'il a donnée à sa poitrine. Semblable à la quille des vaisseaux, elle forme un angle assez aigu ; et l'homme est d'une poitrine large, presque aplatie.

Mais c'est dans l'imitation de la queue que gît la plus grande difficulté ; faite pour donner au vol la direction à la volonté du moteur, tantôt elle frappe avec violence l'air qui l'environne à droite, pour se porter à gauche ; tantôt l'oiseau n'avance à droite que par l'agitation de sa queue vers la gauche ; et le plus souvent, il avance hardiment dans le milieu qui le porte par l'effort prompt et subit que sa queue a fait contre l'air ambiant, tant d'un côté que de l'autre, et parcourt la diagonale du parallélogramme des forces opposées ; liée intimement aux reins de l'oiseau, elle lui sert de gouvernail et d'aviron.

Je suppose actuellement que le machiniste ait pu imiter cette queue merveilleuse, comment lui donnera-t-il l'agitation nécessaire ? Comment la gouvernera-t-il à son gré ? La faire correspondre au mouvement des bras par les épaules, serait une complication de levier capable de retarder notablement l'effet de sa machine. Il ne lui reste donc qu'à envier le sort de quelques individus de l'espèce humaine, à qui la nature a prolongé le coccyx et les vertèbres, au point de leur former une espèce de queue, ce qui les a fait appeler hommes à queue, homines caudati. Reste encore à savoir si cette extension de vertèbres aurait assez de force pour supporter la queue factice, assez de jeu pour la faire mouvoir[3].

Quoique l'événement ne puisse servir de base au jugement qu'on peut porter d'une entreprise, cependant on concevra mieux la difficulté, ou plutôt l'impossibilité de celle-ci, en se rappelant les malheurs qu'ont éprouvé généralement tous ceux à qui la fable de Dédale et d'Icare, entendue trop littéralement, a donné la funeste confiance de s'élever dans les airs.

Olivier de Malmesbury, savant bénédictin anglais, et bon mécanicien, entreprit de voler en s'élevant du haut d'une tour ; mais les ailes qu'il avait attachées à ses bras et à ses pieds, n'ayant pu le porter qu'environ cent vingt pas, il se cassa les jambes en tombant, et mourut à Maemesbuty en 1060. M. de Bacville, un jésuite de Padoue, un Théatin de Paris n'ont pas eu un succès plus avantageux.

Que l'homme sage renonce donc pour toujours à quitter la surface de notre globe, auquel sa pesanteur l'enchaîne ; mais qu'il s'efforce, s'il le veut, de hâter ses courses sur ses deux vastes hémisphères ; soit en diminuant les roulis des vaisseaux par l'étude de l'hydrodynamique ; soit en adoucissant les mouvements et les heurtements des voitures qui le transportent d'une ville à l'autre.


[1] Le Père Mersenne a écrit qu'un boulet lancé verticalement par le canon, disparaît absolument, et ne retombe plus sur la surface du globe. On a ajouté foi à cette erreur pendant longtemps ; et l'on a proposé divers systèmes pour expliquer ce phénomène, plutôt que de le répéter. Enfin les Élèves d'Artillerie ont réitéré cette expérience ; et le boulet a demeuré à la vérité près de cinquante secondes avant de retomber ; mais on l'a vu tomber à trois cents toises de la pièce qui l'avait lancé.

[2] Aucun ornithologue, que je sache, n'a fait cette observation.

[3] L'existence de ces hommes à queue est très contestée. M. Delalande, observateur sage et exact, m'a dit en avoir examiné un à Paris, qui était garçon sellier. Cette excroissance, longue de trois à quatre pouces, le fatiguait beaucoup ; et il avait bien de la peine à la ranger, quand il voulait s'asseoir ou s'habiller.

(Observations sur la Physique, etc.)