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INDEX DE L'ESPRIT DES JOURNAUX | ARTICLES DE L'ESPRIT DES JOURNAUX
Essai philosophique sur le corps humain
Essai philosophique sur le corps humain, pour servir de suite à la Philosophie de la Nature [Jean-Baptiste-Claude Delisle de Sales]. 3 vol. in-12. Prix, 9 liv. reliés. À Paris, chez Saillant et Nyon.
L'ESPRIT DES JOURNAUX, 15 novembre 1774, Tome V, Partie I, p. 3-13 [Réf. Gedhs : 741101]
L'auteur, suivant la méthode ordinaire, fait usage des faits rapportés par les voyageurs et des observations des naturalistes et des philosophes, pour éclaircir ou appuyer ses recherches philosophiques sur le corps humain. Il nous instruit d'abord des différents systèmes des philosophes sur l'origine des corps animés, et termine ce tableau des erreurs humaines sur la génération, par une histoire orientale ou la rêverie philosophique d'un défenseur de l'épigenèse; c'est le nom que l'on donne ici au système de ceux qui admettent une génération équivoque, et ne croient pas le concours du père et de la mère essentiel à la formation du ftus. Plusieurs naturalistes ont adopté l'idée de l'épigenèse. Au reste, cette idée se concilie très bien avec le dogme sacré de la Providence; et si c'est une erreur, ce n'est qu'une erreur de physique qui n'intéresse en rien ni les murs, ni les lois, ni la religion.
Des remarques générales sur le corps humain commencent le second volume de cet essai philosophique. Ces remarques nous font voir que, malgré les déclamations de quelques sombres misanthropes, l'homme doit être placé à la tête de l'échelle animale, et que son corps suffirait pour lui assurer cette supériorité. La Mettrie, qui nia audacieusement tout ce qu'il n'entendit pas, et qui entendit très peu de choses dans les mystères de la Nature, croyait les animaux bien supérieurs à l'homme dans l'usage de leurs facultés. «L'origine de l'erreur de ce célèbre athée vient, comme l'observe l'auteur de cet essai, de ce qu'il n'a pas assez distingué l'homme naturel de ce homme que nos usages ont civilisé, amolli et dépravé; c'est le sauvage robuste qui devait lui servir d'objet de comparaison, et non ce Parisien petit et froid, qui se glorifie de ses sens factices et de son entendement mutilé; pour qui la Nature est un être mataphysique, et que le plaisir a tué avant qu'il ait eu le loisir de le connaître.» L'homme sauvage est, relativement à sa teille, plus léger que les quadrupèdes : le Jésuite du Halde a vu les montagnards de l'Île Formose défier les chevaux les plus rapides et prendre le gibier à la course; ce fait n'as pas encore été nié par les philosophes. L'homme sauvage est le plus adroit des animaux; il y a des Hottentots qui à cent pas touchent d'un coup de pierre un but qui n'a que trois lignes de diamètre : les anciens habitants des Antilles perçaient de leurs flèches les oiseaux en vol, et les poissons à la nage; et il ne manque à l'homme de la Nature que d'avoir les besoins de l'homme en société, pour être en tout genre plus adroit que lui. «L'homme sauvage est aussi, relativement au volume de son corps, le plus fort des animaux. Les auteurs qui ont parlé du genre humain dans les temps qui avoisinaient sans cesse des prodiges de sa vigueur : les législateurs, par leurs institutions, l'énervèrent ensuite; mais ce ne fut que par des degrés insensibles. Voyez encore dans les Homère quels hommes c'étaient que els Thésée, les Achille et les Hercule; descendez au siècle merveilleux de la Chevalerie, et lisez les exploits de Bayard, des Duguesclin et des Couci : vous vous croirez transporté dans une autre planète; et si vous n'êtes pas un peu philosophe, vous mettrez l'histoire de nos Paladins avec les contes des Centaures et des Hippogriffes.» On voit encore, de temps en temps, parmi ces sauvages qui n'ont pas adopté nos lois pusillanimes et nos murs efféminés, des traits de vigueur physique supérieurs à ceux qu'on raconte des Hercule et des Duguesclin. En 1746, un Indien de Buenos-Aires, dans un spectacle public, attaqua, armé d'une seule corde, un taureau furieux, le terrassa, le brida, le monta; et sur ce nouveau coursier combattit deux autres taureaux, également furieux, et les mit mort au premier signal qui lui fut donné. L'auteur prend aussi parmi nous des exemples de cette adresse ou de cette force extraordinaire. On raconte mille traits de la vigueur du Maréchal de Saxe. Un des plus étonnants est celui qui est ici cité et peu connu : il prenait une corde pour point d'appui, enlevait entre ses jambes un cheval d'escadron, et le tenait suspendu jusqu'à ce qu'il l'eût étouffé. Plusieurs autres faits rapportés dans le cours de cet ouvrage, nous prouvent suffisamment que si l'homme désarmé le cède en force aux animaux de sa taille, il ne doit l'attribuer qu'à son éducation énerve, et non à une erreur de la Nature.
Les autres avantages de l'homme physique sur les êtres sensibles, sa beauté surtout, sont ici développés. Mais où est dans la Nature le dessin prototype de la beauté humaine? Cette question sera surtout difficile à résoudre, si l'on consulte les idées particulières que chaque nation a de la beauté. Il suffit même de lire les relations des voyageurs pour se persuader que la beauté qui résulte du mélange heureux des couleurs, et celle que fait naître la proportion des formes, ne sont pas reconnues universellement; le Samoïede, avec son visage large et plat, son nez écrasé, ses jambes courtes et sa taille de quatre pieds, a des prétentions, ainsi que le Persan, à la beauté. Un Roi Africain périra avant de se laisser enlever une Négresse de son sérail. Les nations s'accordent plus généralement sur la beauté qui dépend de l'expression et des grâces. L'expression est l'âme même répandue sur toute la personne; elle diminue la difformité d'une Laponne, et multiplie les appâts d'une Géorgienne. Chez presque tous les hommes, l'âme brille dans les regards. Chez ceux qui sont heureusement organisés, elle se manifeste dans toute la personne. L'auteur remarque en général que ce sont les passions douces qui rendent la beauté plus touchante; comme les passions violentes ajoutent à la difformité. La beauté sans expression ne cause qu'un instant de surprise; la beauté réunie à l'expression procure sans cesse de nouveaux points de vue à l'admiration, et ne s'épuise jamais : une froide Hollandaise n'est guère belle que d'une façon; une vive Italienne l'est de cent mille. L'expression est le germe des grâces. Les grâces, cet accord heureux des mouvements du corps avec ceux d'une âme libre, ce charme singulier de la beauté, qui naît sans qu'on s'en aperçoive, et que l'il qui le cherche fait disparaître. Les grâces sont données particulièrement au sexe, et c'est une suite de cette loi admirable de la pudeur dont la Nature nous a fait présent, pour augmenter le charme de nos jouissances. Comme cet heureux instinct oblige une femme à voiler tous ses appâts, le moindre mouvement involontaire qui les découvre devient une grâce qu'aperçoit l'il indifférent, aussi bien que l'il embrasé d'un amant.»
L'auteur termine ses recherches sur la beauté par nous faire le portrait d'un double chef-d'uvre de la Nature. Il a, ainsi que les artistes grecs, puisé dans les plus beaux modèles de la Nature les différents traits qu'il donne à sa beauté idéale ou d'élection.
La Nature si simple dans ses plans et si riche dans leur exécution, en produisant les êtres, leur donne à tous la perfection physique qui leur est propre. «Elle ne fait pas, ajoute l'auteur, des classes et des espèces dont le prototype s'altère par degrés; elle ne produit que des individus dont chacun forme un anneau dans la grande chaîne des êtres Ainsi, à parler philosophiquement, il n'y a point de dégradation qui soit l'ouvrage de la Nature. La Nature met dans ses productions une variété pleine de magnificence; mais elle ne nous les montre pas tantôt parfaites et tantôt altérées; parce qu'un ne peut la soupçonner de caprice ou de faiblesse, comme l'entendement de l'homme et ses ouvrages. Dans ce sens, il est aussi absurde de dire qu'une Hottentote est une Géorgienne dégénérée, que de mettre un crapaud dans la classe des serins et des oiseaux du paradis. Cependant comme il serait impossible de peindre à l'esprit la multitude immense d'êtres isolés qui composent l'univers, on est forcé d'admettre une méthode qui le défigure, et de créer une échelle qui n'est point celle de la Nature.» C'est dans ce sens que l'auteur parcourt l'échelle graduée des différences qui sont entre les hommes, soit par rapport à la couleur, soit par rapport aux traits. Tout cet article est curieux et intéressant.
La dégradation humaine qui est notre ouvrage, fixe aussi les regards de notre écrivain philosophe. Il ne s'agit pas ici de quelques usages bizarres et obscurs adoptés au fond de l'Afrique ou du Nouveau-Monde par des sauvages; l'écrivain s'élève contre cette conspiration presque générales de toutes les nations, pour substituer au beau primitif le beau de convention qui le défigure, et pour mutiler le corps humain, sous prétexte de l'embellir.
Les philosophes, comme l'observe l'écrivain, qui ont fait la mode, fille du luxe, se sont trompés sur la généalogie; dès e les hommes ont été rassemblés en société, ils ont, sans cesser d'être pauvres, subi la tyrannie de la Mode, ce fléau a régné chez les Scythes avant Anacharsis, comme Rome après la ruine de Carthage; il domine aujourd'hui dans les deux mondes depuis Paris jusqu'au Kamfatka, et de Pérkin à la Baie d'Hudson. Les peuples qui vont nus se peignent le corps, y dessinent des fleurs, y brodent des animaux et des hiéroglyphes. Parmi nous, on se contente de vernisser son visage, et de porter des habits mesquins et des paniers ridicules : en général, chez les Sauvages, la mode est sur les corps et chez les peuples policés, elle est sur les habits. La vanité est le ressort qui montre la machine des modes : c'est la vanité qui persuade aux femmes de captiver leurs pieds dans une chaussure étroite, de donner de la circonférence à un panier, et e faire de leur tête un édifice à plusieurs étages : il n'y en a aucune qui ne veuille avoir le pied fin, la taille svelte, et le corps plus grand qu'elle ne l'a reçu de la Nature. La vanité est presque toujours inséparable du mauvais goût aussi l'habillement de l'Européen, après avoir subi mille révolutions, est encore aujourd'hui le plus bizarre et le plus mesquin des deux Mondes; on ne voit pas que le seul habit qui convienne à l'homme est celui qui dessine parfaitement les contours et les formes heureuses de la taille; on veut à toute force réformer la belle structure de notre corps; et croire que sur ce sujet les tailleurs de Paris en savent plus que la Nature. Lorsqu'on parcourt avec l'auteur de cet essai les différentes parures enfantées par la mode et les usages bizarres et souvent cruels qu'elle a suggérés, on est un peu tenté de prendre de l'humeur contre l'espèce humaine. Les faits rapportés dans cet ouvrage nous font assez connaître qu'il n'y a point de parties du corps humain sur lesquelles les peuples n'aient laissé des traces de leur stupidité barbare. Mais si jamais l'homme a attenté contre lui-même, c'est lorsqu'il a dit à la Nature : «Je m'oppose à ton pouvoir générateur; tes ouvrages sont à moi, puisque je les mutile; et j'ai acquis un droit terrible sur ma race, puisque je puis l'anéantir.» L'auteur, après avoir exposé les insultes faites à la Nature dans les organes générateurs, nous entretient du dernier crime que l'homme puisse commettre sur lui-même : le suicide; crime que l'on peut regarder comme un attentat contre la Nature et un larcin fait à la société. Un des grands principes qui doit armer la société contre le suicide, c'est que, dès que la vie n'est rien à un homme, il est le maître de celle des autres; ainsi il n'y a qu'un pas de l'envie de mourir au crime de tuer.
Il sera sans doute intéressant pour le lecteur, après avoir suivi l'auteur dans l'exposition qu'il nous fait de tout ce qui peut dégrader l'espèce humaine, de s'arrêter un moment sur le spectacle que peut offrir la vigueur d'un homme qui n'a reçu que l'éducation de la Nature; dont les organes ont acquis tout leur développement; qui ne connaît que des aliments sains et des plaisirs légitime, et qui par son genre de vie se dérobe, soit aux atteintes de la maladie, soit au fléau des médecins. La médecine est ici définie dans l'art de conjecturer. Aussi dans l'échelle des connaissances humaines, l'auteur range-t-il cet art avec celui de déchiffrer des hiéroglyphes et de composer des almanachs. Ceci est le commencement d'une diatribe très forte contre l'art des médecins. Mais cette diatribe n'empêchera vraisemblablement pas que cet art ne continue d'être à la mode parmi nous. En regardant d'ailleurs avec les antagonistes de la médecine l'état de maladie comme un lieu rempli de ténèbres, ne doit-on pas, plutôt que de s'y hasarder tout seul, préférer de s'y laisser conduire par un aveugle qui a l'habitude d'aller à tâtons et de régler sa marche avec son bâton? Il serait cependant à souhaiter que cet aveugle fut sage et prudent, ne ressemblât pas à celui dont parle cet apologue. «La Nature est aux prises avec la maladie; un aveugle (c'est le médecin) arrive armé d'un bâton pour les mettre d'accord; il lève son arme sans savoir où il frappe; s'il attrape la maladie, il la détruit; s'il tombe sur la Nature, il la tue.»
Différentes questions philosophiques relatives à la physique et à l'histoire naturelle répandues dans ces essais contribueront encore à les faire goûter des lecteurs qui aiment à trouer dans un ouvrage plus que son titre ne semble promettre d'abord. Plusieurs de ces questions pourraient être plus développées; elles suffiront néanmoins à ces esprits penseurs qui, dans un chapitre fait, voient tous ceux qui restent à faire.
L'ouvrage entier est précédé d'un discours où l'auteur jette quelques idées, dont l'objet est d'indiquer clairement le but moral et philosophique de ses recherches sur le corps humain. Il emprunte des anciens législateurs ce principe pour établir la morale de l'homme en société : «Nos sens nous instruisent de nos besoins, et nos besoins de ce qui est juste.» De là il suit que pour former l'homme de la Nature, il faut perfectionner ses organes et l'éclairer sur ses besoins. Il ne s'agit pas de changer la structure organique de nos sens, mais de les élever au dernier degré d'énergie dont ils sont susceptibles. Quand ils sont arrivés à ce période, c'est à la morale de diriger leur activité. À l'égard de l'art d'éclairer l'homme sur ses besoins, cet art n'est point aussi aisé que le vulgaire des penseurs se l'imagine; parce que l'homme en société s'est donné une foule de besoins factices qui tiennent moins à sa constitution qu'à sa dépravation; il faut donc remonter à son berceau, examiner avec soin le jeu de ses organes, et distinguer les secours que demande la Nature pour perfectionner la machine, des jouissances stériles que l'imagination sollicite.
Ce discours préliminaire peut être aussi regardé comme une profession de foi de l'auteur; il renferme les sentiments d'un citoyen honnête, sensible, et qui parle toujours avec enthousiasme de la Divinité et de notre immortalité, les deux grandes bases de la morale.
(Mercure de France)
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