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Essai d'une Histoire la plus ancienne de la Terre et de l'Homme : avec des recherches sur l'origine du langage

[Georg Christian Füchsel], Essai d'une Histoire la plus ancienne de la Terre et de l'Homme : avec des recherches sur ' 'origine du langage (Entwurf, etc.). À Francfort et à Leipsick. in-8°. 1775.

L'ESPRIT DES JOURNAUX, 1775, Tome X, p. 82-88 [Réf. Gedhs : 751010]

L'auteur anonyme de cet ouvrage l'a offert par un mot de dédicace au célèbre Juif Moses Mendelsohn, le soumettant à ses lumières, et demandant à être dirigé par ses avis. C'est plutôt ici le résultat d'une vaste lecture, que d'une profonde méditation; on y trouve cependant quelques idées neuves, ou du moins peu communes, et quelques vues dignes d'attention.

Telle est d'abord celle qui fait l'ouverture de l'histoire du genre humain. Pour faire cette histoire, on a eu coutume jusqu'ici de remonter aux monuments, et aux documents les plus anciens, dans l'espérance qu'en partant de là, on pourrait continuer le fil historique jusqu'à nos jours. Mais malgré les efforts de plusieurs hommes profondément érudits, malgré l'existence de tant de grands ouvrages qui sont décorés du titre d'Histoire universelle, on peut dire que cette méthode a été assez infructueuse, puisque les antiquités et les auteurs sur lesquels on se fonde n'ont pas à beaucoup près l'authenticité nécessaire; qu'avec cela il y règne de fréquentes contradictions, et qu' enfin il est impossible de lier leurs traditions avec les événements historiques avérés, de sorte qu'il reste toujours des lacunes impossibles à remplir, des obscurités impénétrables. Qu'y aurait-il donc à faire? De prendre le contre-pied, en commençant l'histoire à nos jours, et en remontant aussi haut qu'on le peut, et qu'on a de bons garants pour s'arrêter là où ces garants cessent. Le projet, surtout, de concilier les antiquités de tous les peuples, pour les ramener à une seule et même tige, est tout à fait chimérique* (*Il ne faut considérer cette assertion de l'auteur allemand que comme servant à établir une hypothèse, non seulement chimérique elle-même, mais encore contraire au texte de l'écriture, ainsi que les raisonnements qui en résultent.). À l'exception des révolutions qu'on peut appeler modernes, des migrations des Barbares qui ont quitté le Nord, soit par l'excès de leur population, soit pour jouir des douceurs de plus beaux climats; on peut dire que l'histoire de chaque peuple est acéphale, et remonte à des Aborigènes, entre lesquels il n'y a pas plus de liaison qu'entre les chênes et les roseaux, les éléphants et les souris. En suivant la route qui vient d'être indiquée, on n'irait jamais se perdre dans le faux merveilleux, et l'on ne ressemblerait pas à ces généalogistes qui sont toujours prêts à faire remonter les hommes les plus obscurs aux ancêtres les plus distingués et les plus reculés.

Quand on a une fois écarté tous ces prestiges, les hommes se présentent sous l'unique notion d'enfants de la terre, dispersés sur la surface, et attachés en quelque sorte à ce globe, au pays qui les a produits. De là toutes les diversités de leur figure et toutes les nuances de leur couleur. Le seul fait incontestable, que les concerne, c'est que leur génération se fait invariablement, par le concours des deux sexes, et qu'il n'y a jamais eu ni d'hermaphrodites parfaits, ni d'androgynes, qui puissent se féconder eux-mêmes. Jusqu'ici l'on n'a jamais trouvé d'enfant qui n'eût son père et sa mène. Cela mène à croire qu'en remontant il faut parvenir à un premier père et à une première mère; mais il est surprenant que la contradiction de cette hypothèse ne saute pas aux yeux. Puisque tout individu de l'espèce humaine a nécessairement deux parents, quatre aïeux, huit bisaïeux, seize trisaïeux, et ainsi de suite, ce calcul ne va-t-il pas se perdre dans l'infini, bien loin d'aboutir à l'unité? Où est la possibilité naturelle que deux individus primitifs aient existé sans père et sans mère? Cette infinité qu'on rencontre partout dans la Nature, est l'expression des perfections infinies du Créateur, et l'autorité des livres sacrés ne reçoit aucune atteinte par là. Les théologiens philosophes, ou des philosophes religieux ont regardé la création de Moïse et celle d'Adam comme des époques particulières dans l'histoire de l'univers, comme des faits dont le premier ne concernait que notre globe, et l'autre intéressait directement la nation judaïque. Il suffit, pour justifier les assertions philosophiques, qu'on n'admette point les générations fortuites, qu'on ne fasse pas sortir les hommes de la terre comme des champignons; et l'on vient d'affirmer tout au contraire que jamais il n'en est né aucun, que conformément aux lois actuelles de la Nature.

Un premier inventeur des langues n'est pas plus probable qu'un premier père. Il ne s'agit pas ici de spéculations : tout doit reposer sur l'observation. Qu'on examine attentivement tous les enfants venus au monde dans tous les temps et dans tous les lieux; on n'y apercevra que la faculté de crier et de pousser des modulations semblables à celles que font entendre les animaux. Jamais un mot véritablement articulé n'est sorti ni ne sortira de la bouche d'un enfant abandonné à lui-même. Cet enfant n'a pas non plus une disposition plus marquée à parler le langage de ses parents que tout autre; ce que l'on dit de l'organisation à cet égard est purement imaginaire. Qu'on prenne un petit Hottentot au sorti du ventre de sa mère, qu'on le mette dans un berceau à Paris, et qu'on l'élève comme l'ont été les d'Aguesseau et les Malesherbes; rien n'empêchera, s'il n'a aucune infirmité naturelle de corps ou d'esprit, qu'il ne figure comme ces grands hommes dans la magistrature et dans les lettres, qu'il ne pense, ne parle et n'écrive comme eux. Mais ces hommes illustres mis en naissant dans la cabane d'un Hottentot, en auraient appris la langue, et seraient demeurés dans les mêmes bornes, quant aux connaissances et aux sentiments, abstraction faite de ce que ces individus tiennent du climat et de l'extraction. Le vulgaire croit bonnement que les hommes naissent tels qu'ils deviennent dans la suite, et que leurs différentes attitudes viennent de la Nature, tandis qu'elles sont locales et accidentelles.

Qu' on ne croie pas qu'un homme fait, qui n'aurait jamais eu de langue, fut plus propre à en inventer une qu'un enfant. Tout au contraire, il aurait perdu une certaine flexibilité d'organes qui pourrait passer pour un acheminement à parler, quoiqu'il n'en soit pas réellement un. L'homme de la nature dépeint dans tant d' ouvrages, et l'état de nature où on le suppose placé, sont autant de fictions qu'il faut reléguer dans l'utopie. Les hommes perfectionnent admirablement ce qui existe : ils le font passer des commencements les plus faibles et les plus grossiers, à des développements qui surprennent; mais cela ne met pas en état de leur attribuer l'invention même, qui n'est constatée par aucun fait, et qui répugne également à la raison et à l'expérience.

On ne fait pas difficulté de distribuer et de ranger toutes les productions de la Nature en genres, espèces, ordres, classes, etc., et l'on se pique au contraire de pousser ces divisions et ces subdivisions aussi loin qu'elles peuvent aller. Pourquoi la masse de l'humanité reste-t-elle seule en bloc, tandis qu'elle est plus susceptible qu'aucune autre de cette décomposition? La figure de l'homme est généralement connue : les vêtements en dérobent cependant en grande partie la connaissance, et l'on n'a égard qu'au visage, qui sert à différencier les peuples. Mais c'est de tous les principes de différence, le plus vague et le plus insuffisant. En voici d'autres auxquels il conviendrait mieux de s'attacher.

D'abord se présente la variété de couleur, qui, bien qu'en apparence réduite au blanc et au noir, varie à l'infini dans les nuances. Pour la bien saisir, il faudrait étendre son examen au corps et à toutes ses parties, et cela depuis l'enfance jusqu'à la décrépitude, depuis le corps le plus nerveux d'un sauvage, jusqu'à la figure la plus svelte d'une tendre et naissante beauté. Alors on trouverait, non seulement, du noir, du blanc, du rouge, du jaune, du brun, du verdâtre, qui constitueraient la couleur de peuples entiers; mais on verrait toutes les nuances de ces couleurs, depuis les plus claires jusqu'aux plus foncées, les manières innombrables dont elles se fondent ensemble et s'entremêlent. À quoi il faut ajouter, que dans l'état naturel et de santé, les espèces ainsi colorées transmettent invariablement leurs couleurs à leurs descendants, sans que la force de l'imagination des mères puisse y rien changer, toute altération étant un indice infaillible de mélange ou de commerce entre deux espèces.

Les cheveux ne sont pas moins une moindre source de singularités distinctives, depuis la laine la plus courte et la plus frisée, jusqu'aux crins les plus longs et les plus noirs, les plus lustrés, dans les diverses couleurs propres aux cheveux, savoir le noir, le brun, le jaunâtre, le rougeâtre et le blanchâtre. Les hommes se distinguant des femmes par la barbe et la moustache, peuvent à leur tour être distingués entre eux depuis les plus petits crocs de leurs moustaches jusqu'à la prolixité des plus longues barbes : ce qui admet encore quantité de modifications. Ces déterminations sont également dans le nombre des choses qui se propagent dans la même espèce, et ne peuvent varier que par les mélanges d'espèces.

Il s'ouvre ensuite un champ immense à l'observateur dans la conformation et la couleur des yeux, des prunelles, des sourcils, des paupières, dans les dimensions, et les figures du front, du nez et des narines, des joues, de la bouche et des lèvres, des oreilles, du menton, etc. Chaque peuple, à moins qu'il ne s'y soit fait de fréquents et nombreux mélanges, est aussi caractérisé par ces endroits-là que par les précédents. Et tout cela serait bien mieux constaté, (finissons par cette saillie de l'auteur,) s'il y avait des Académies de femmes fertiles et véridiques.

[Gazette Universelle de Littérature]