Index Verborum du procès de condamnation de Jeanne D’Arc

Jean Fraikin (Historien et Docteur en Anthropologie)

La méthode suivie pour notre travail se fonde sur les techniques de l’ethnologie et de l’histoire, plus précisément de la micro-histoire, en traquant à travers les paroles retranscrites des procès de Jeanne d’Arc, le dit et le non-dit, les traces et les indices, les détails révélateurs qui permettent de reconstituer la personnalité des protagonistes ainsi que toute une culture sous-jacente rarement décrite dans l’histoire officielle 1.

L’essentiel de l’information qui a nourri ce travail est à la disposition de tout le monde. Il s’agit des deux procès de Jeanne d’Arc : le procès de sa condamnation et le procès de sa réhabilitation, que Jules Quicherat, de 1841 à 1849, a mis le premier à la disposition du public. Cette méthode paraît banale. On reste pourtant surpris par le nombre d’ouvrages postérieurs qui ont été inspirés par des références de seconde main et souvent douteuses. Une difficulté pouvait entraver l’accès du plus grand nombre aux textes des procès : ceux-ci étaient rédigés en latin, la seule langue admise par l’Inquisition. Quicherat avait ajouté, en marge de son édition du procès de condamnation, un texte en français du XVe siècle, guère plus abordable, qu’il estimait, à la suite de Clément de L’Averdy, être une copie incomplète de la minute française du procès de Jeanne d’Arc. Le corpus de Jules Quicherat a accompagné sans discontinuer notre labeur. Nous lui avons associé la consultation permanente de l’édition du procès de condamnation par Pierre Tisset et Yvonne Lanhers et de l’édition du procès de réhabilitation par Paul Doncoeur et Yvonne Lanhers ainsi que de l’édition de ce même procès, devenu procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc, par Pierre Duparc. Dans de plus rares cas, nous avons demandé de l’aide à l’édition du procès de condamnation par Pierre Champion. Mais la première partie de notre travail se fonde principalement sur les manuscrits de la condamnation, les authentiques et les copies, que nous avons jugés utile de réexaminer.

La première partie de notre étude se propose de reconsidérer la question trop souvent négligée de la composition des manuscrits authentiques du procès de condamnation et la seconde d’apporter une ébauche d’éclaircissements sur quelques problèmes ethno-historiques posés par Jeanne d’Arc. Citons ainsi : les actes postérieurs à son décès insérés dans le procès, les événements survenus à Chinon lors de son arrivée auprès du dauphin, le signe donné par elle à ce dernier, la création de sa légende par l’inquisiteur de France Jean Bréhal, l’importance des enquêtes menées sur elle en Lorraine de son vivant et après sa disparition, la permanence de l’arbre des fées dans les mentalités, son travestissement en homme, sa virginité et enfin l’installation du doute de sa mission divine.

La plupart des procès d’inquisition comprennent deux phases : le procès préparatoire ou d’office, où le juge dirige la procédure, et le procès ordinaire, où intervient le promoteur qui tient le rôle d’adversaire de l’inculpé. Le procès de Jeanne, qui se déroula du 9 janvier au 30 mai 1431, n’échappe pas à cette règle, mais en la complétant d’une troisième phase, la cause de relaps, et d’une quatrième phase, les actes posthumes dont le document le plus tardif est daté du 8 août 1431.

I. Le procès préparatoire ou d’office, processus preparatorius vel officio ou inquisitio ex officio (9 janvier- 25 mars 1431)

Le procès préparatoire se subdivise en cinq périodes.

1. Les préliminaires (9 janvier-20 février)

Du 9 janvier au 20 février, Pierre Cauchon, l’évêque de Beauvais, diocèse dans lequel Jeanne a été arrêtée, va constituer son tribunal. Il a dû quitter avec les Bourguignons sa ville épiscopale, que les habitants ont ouverte, en août 1429, à l’armée de Charles VII, et a trouvé refuge à Rouen dont le siège archiépiscopal est vacant. C’est donc du chapitre de l’Eglise de cette ville, détenant l’administration de toute juridiction spirituelle, qu’il a obtenu la concession de territoire et de mener librement une cause d’inquisition. Le premier jour, dans la maison du conseil royal, l’évêque, entouré de huit conseillers, des théologiens et des juristes, organise l’instance et désigne les personnes qui le seconderont dans sa tâche. Il commence par nommer le promoteur ou procureur fiscal, Jean d’Estivet, seul à venir comme lui du diocèse de Beauvais. Cet auxiliaire du juge a pour charge de réprimer les délits et de dresser l’acte d’accusation. Dans un procès d’inquisition, le second juge est, après l’évêque, l’inquisiteur ou son représentant qui choisit lui aussi un promoteur. Lorsque le vice-inquisiteur, Jean Le Maistre, interviendra plus tard dans le procès, il prendra lui aussi Jean d’Estivet. D’autres officiers publics sont encore appelés : deux notaires — un troisième (qui n’écrira pas) accompagnera ultérieurement le vice-inquisiteur —, un huissier, Jean Massieu, chargé d’exécuter les mandements et convocations concernant Jeanne, et un commissaire conseiller et examinateur des témoins, Jean de La Fontaine. Toutes ces nominations seront confirmées par des lettres patentes. Ce même jour, Pierre Cauchon informe ses auditeurs des deux enquêtes qu’il a ordonnées sur les faits et dires de Jeanne répandus publiquement. La diffamation de l’accusée était notoire —Jeanne, en effet, était diffamée publiquement auprès de gens honnêtes et de poids (apud bonos et graves) — et ne nécessitait pas impérativement la preuve. Ces enquêtes menées avant que ne s’ouvre le procès et celle qui eut encore lieu ensuite furent activement recherchées, comme nous le verrons, par les juges de la réhabilitation.

Le deuxième jour du procès, le samedi 13 janvier, la réunion se tint, ainsi que bien d’autres par la suite, dans la maison du chanoine Jean Rubé, près de Saint-Nicolas-le-Painteur, où résidait l’évêque de Beauvais. Celui-ci fit lire aux experts réunis autour de lui les informations reçues sur l’inculpée et des mémoires concernant quelques points particuliers déjà relevés dans les enquêtes. En conclusion, il fut décidé de confier à un collège d’experts en droit canonique et civil, assistés des deux notaires, le soin de dresser des articles pour procéder aux interrogatoires de témoins. Le 23 janvier, les articles furent lus aux experts qui les estimèrent composés en bonne forme et assurèrent l’évêque que l’on pouvait commencer à entendre les dépositions. Cette besogne revenait au commissaire examinateur.

Vers la fin du mois de janvier vinrent en renfort six théologiens délégués par l’Université de Paris qui n’était pas peu intéressée à l’affaire. Elle avait été la première à supplier le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, de livrer Jeanne à l’inquisiteur ou à l’évêque de Beauvais. L’intervention de ces universitaires parisiens dans le procès fut capitale. Le 13 février, ils sont présents à la résidence de Pierre Cauchon et, entre ses mains, ils prêtent serment, en même temps que les officiers publics, d’exercer avec fidélité leur office. Les trois journées suivantes furent mises à profit par le commissaire examinateur et les deux notaires, Guillaume Manchon et Guillaume Colles, pour établir l’information préalable contenant les dépositions des témoins. Une dernière réunion dans la maison de l’évêque, le 19 février, fut consacrée, sur la demande de celui-ci, à la lecture, probablement par le conseiller commissaire, des articles sur les dires et les actes de Jeanne et des témoignages recueillis par l’information.

2. Les séances publiques (21 février-3 mars)

La première comparution de Jeanne intervient, le 21 février, dans la chapelle royale du château de Rouen. Quarante-deux conseillers de l’évêque sont présents, parmi lesquels les six personnalités venues de Paris et des ecclésiastiques de Rouen qui sont évidemment les plus nombreux. Avant que l’accusée ne fût menée à l’audience, le juge fit relire la lettre de prêt de territoire concédé par le chapitre de Rouen et le promoteur cita Jeanne à comparaître. Les séances suivantes des 22, 24, 27 février, 1er et 3 mars se tiennent dans la chambre de parement au bout de la grande salle du château. À l’issue de la séance du 3 mars, Pierre Cauchon déclara ne plus vouloir importuner un aussi grand nombre d’assistants et il leur fit savoir que désormais Jeanne serait interrogée par un petit nombre d’entre eux. Du dimanche 4 mars au vendredi 9, l’évêque convoqua chez lui les experts, principalement les universitaires parisiens, et fit recueillir la totalité des réponses de Jeanne. Ensemble ils colligèrent les textes et en dégagèrent les réponses insuffisantes pour interroger à nouveau l’inculpée sur ces points. Cauchon prétexta que des devoirs l’appelaient ailleurs. Il ne pourrait assister à tous les interrogatoires. En son absence, il donna délégation au commissaire Jean de La Fontaine.

3. Les séances dans la chambre assignée à Jeanne comme prison (10-17 mars)

L’évêque Cauchon présidera tout de même à une bonne moitié de ces séances. Le vice-inquisiteur, Jean Le Maistre, peu enthousiaste semble-t-il, prendra ses fonctions au procès le 13 mars. Nommé vicaire de l’inquisiteur à Rouen, il avait dû attendre l’autorisation de pouvoir exercer également à Beauvais. Le notaire Nicolas Taquel l’accompagnait, de même qu’un dominicain du même couvent que le vice-inquisiteur : Ysembart de La Pierre qui s’était manifesté pour la première fois la veille quand fut lue la lettre de commission, datée du 4 mars, envoyée par Jean Graverent , le grand inquisiteur de la perversion hérétique, à Jean Le Maistre. C’est à la séance du 17 mars au matin que Jeanne refusa de se soumettre à l’Eglise militante, celle qui est sur terre, pour ne s’en rapporter qu’à Dieu qui l’a menée au roi de France, s’affirmant par là du côté des hérétiques les plus obstinés. L’après-midi, Cauchon et Le Maistre ne reviendront plus sur cette question. L’interrogatoire tournera alors sur son étendard, sa requête d’être menée en présence du pape, un de ses anneaux portant, comme ses lettres, les noms de Jésus et Marie, ses saintes que les juges associent manifestement aux fées qui hantent le hêtre et la fontaine de Domremy. On lui demanda en outre si elle pensait et croyait fermement que son roi fit bien de tuer (ou faire tuer) le duc de Bourgogne. À quoi elle répondit que ce fut un grand dommage pour le royaume de France, et quoi qu’il y eût entre les deux princes, Dieu l’avait envoyée au secours du roi de France.

4. Les réunions dans la maison de l’évêque (18-22 mars)

Le dimanche de la passion, le 18 mars, quand on recouvre d’un voile violet les croix, les images du Christ et des saints, exposées au culte, prélude à la passion prochaine, l’évêque exposa aux experts que de nombreuses confessions et réponses de l’inculpée avaient été rassemblées et que maintenant il importait de savoir comment agir dans la suite. À l’initiative de Pierre Cauchon, certains maîtres avaient retenu quelques réponses symptomatiques de Jeanne pour mieux déteminer la manière de poursuivre le procès. L’évêque en demanda la lecture. Il apparut que ces points ardus exigeaient la consultation des livres des docteurs et quelques jours de réflexion. Une conférence générale des experts fut fixée le jeudi suivant afin qu’ils donnent leur avis. Dans l’entre-temps le réquisitoire du promoteur serait élaboré. Le jeudi 22, la réunion fut longue, chacun avait accompli un travail considérable. Devant l’ampleur des extraits du registre des confessions de Jeanne, les experts décidèrent de réduire encore la matière et de la présenter sous la forme d’articles, un condensé qui sera communiqué à tous les assistants.

5. Les séances dans la prison de Jeanne (24 et 25 mars)

L’évêque ayant dû s’absenter, Jean de La Fontaine le remplaça. En présence d’un petit nombre d’assistants dont le vice-inquisiteur, le notaire Guillaume Manchon lut à Jeanne, en français, le registre contenant les questions des interrogateurs et ses réponses.

II. Le procès ordinaire, processus ordinarius ou inquisitio cum promovente (26 mars-24 mai)

Le lundi 26 mars, une réunion se tint chez Pierre Cauchon. Après la lecture de certains articles que le promoteur se proposait de mettre à charge de Jeanne, les deux juges, l’évêque et le vice-inquisiteur décidèrent de procéder contre elle par procès ordinaire. Le ministère public avait retenu contre elle de nombreux chefs d’accusation qui avaient été réunis en soixante-dix articles rédigés en latin, langue que Jeanne ne comprenait évidemment pas. Thomas de Courcelles fut prié de lui exposer en français le libelle du promoteur. Personne, à notre connaissance, n’a pu expliquer pourquoi Jean d’Estivet s’est effacé et nous n’en savons guère plus sinon que les juges avaient décidé — c’est Thomas de Courcelles lui-même qui l’écrit — que les articles seraient « proposés » de la part du promoteur par un « avocat solennel » ou par le promoteur en personne. Nous ignorons aussi comment Thomas de Courcelles s’y prit pour traiter durant deux jours face à l’inculpée le volumineux dossier qu’il détenait.

Les principales accusations étaient les suivantes : avoir pratiqué la superstition à l’arbre des fées et à la fontaine de Domremy ; avoir eu commerce avec le démon et les esprits mauvais ; avoir vécu, pendant son séjour à Neufchâteau, dans la compagnie des prostituées et des soldats ; avoir tenu, à Vaucouleurs, des paroles inconvenantes avec Robert de Beaudricourt ; de porter un habit d’homme et des armes ; s’être vantée de faire lever le siège d’Orléans, couronner le dauphin à Reims et chasser les Anglais du royaume de France ; avoir soutenu que la paix n’était qu’au bout de la lance et de l’épée ; avoir mis un sort dans son anneau, son étendard et ses panonceaux, ainsi que dans l’épée trouvée par révélation dans l’église de Sainte-Catherine-de-Fierbois ; avoir mis sur ses lettres des croix et les noms de Jésus et Marie afin de croire le contraire de ce qui était écrit ; s’être prétendue envoyée par Dieu pour régler des choses réclamant l’effusion de sang ; refuser de révéler le signe donné à Charles pour preuve de sa mission ; savoir l’avenir ; déclarer entendre les voix d’archanges, d’anges, de saints et saintes ; affirmer que tout ce qu’elle a accompli était sur l’ordre de Dieu. Elle se vantait encore de n’avoir jamais commis de péché mortel ; d’avoir communié en habit d’homme ; d’avoir tenté de se suicider à Beaurevoir ; d’avoir embrassé ses saintes ; d’avoir proclamé que ses saintes, Catherine et Marguerite, les anges et les archanges parlaient la langue française et non l’anglaise, parce qu’ils étaient du parti français ; d’avoir reçu d’elles la promesse de son salut éternel si elle restait vierge ; d’avoir caché ses révélations au curé de sa paroisse et à ses parents et de ne les avoir pas soumises à l’Eglise ; d’avoir accepté des marques de respect qui n’étaient que de l’idolâtrie ; de vénérer les esprits qui lui apparaissent et par là d’invoquer les démons ; d’avoir apporté, guidée par un ange, une couronne à son roi à Chinon ; de se laisser adorer comme une sainte. Il lui fut encore reproché les prières formulées à son intention dans certaines églises, les images et les médailles à son effigie, pareilles à celles des saints que l’on vénère ; de s’être constituée chef d’armée ; d’avoir vécu au milieu des hommes comme une femme impudique. On la blâma d’avoir abusé de ses dons de prophéties par goût du lucre et d’avoir trompé ses hommes d’armes par des prédictions qui se révélèrent fausses la plupart du temps ; d’avoir étalé sa vanité en se faisant peindre un étendard et des armes ; d’avoir déposé son harnais blanc et son épée à Saint-Denis pour que le peuple vienne les honorer comme reliques et d’avoir, dans cette même ville, fait allumer des chandelles de cire dont elle versait la cire fondue sur la tête des petits enfants en faisant, par ce sortilège, des divinations à leur sujet ; d’avoir refusé plusieurs fois de jurer de dire la vérité en alléguant le proverbe que parfois des gens sont pendus pour avoir dit la vérité ou qu’elle préférerait avoir la tête coupée plutôt que de dire tout ; de refuser de se soumettre à l’Eglise militante, etc.

Le 31 mars, Jeanne fut à nouveau interrogée sur des points qu’elle avait laissés en suspend, surtout sa soumission à l’Eglise qui est sur terre. Chose surprenante, on y ajoute une dernière interrogation qui semble totalement dépourvue d’intérêt : on lui demanda si elle s’était procuré des limes avant ses tentatives d’évasion du château de Beaurevoir et du cachot de la prison d’Arras. On ne peut que supposer l’arrivée d’un renseignement de dernière minute accablant Jeanne d’avoir trouvé des complicités pendant sa détention.

Trop long, le réquisitoire du promoteur fut ramené à douze articles tellement allégés qu’ils en pouvaient paraître modérés. Selon la déposition de Thomas de Courcelles à la réhabilitation, leur auteur était son collègue Nicolas Midi, l’assistant le plus assidu au procès, qui, en 1433, deviendra recteur de l’Université de Louvain. Ces douze articles furent soumis aux experts appelés à Rouen, puis aux Facultés de théologie et de décrets de l’Université de Paris. Leur avis fut défavorable à Jeanne. Le tribunal entendait qu’elle se soumette à l’Eglise, aussi fut-elle admonestée, puis menacée de la torture, admonestée à nouveau. C’est à l’occasion de cette dernière admonestation, le matin du jeudi 24 mai, que soudain, pendant la lecture de la sentence définitive par l’évêque, elle l’interrompit en proclamant sa soumission. Elle signa aussitôt la cédule d’abjuration qui lui était tendue. Elle reconnaissait qu’elle avait « gravement péché en feignant mensongèrement avoir eu des révélations et apparitions de par Dieu, par les anges et sainte Catherine et sainte Marguerite », d’avoir fait de superstitieuses divinations, blasphémé Dieu, ses saints et ses saintes, transgressé la loi divine, la Sainte Ecriture et le droit canon, en portant un habit dissolu et indécent et les cheveux coupés en rond à la manière des hommes, d’avoir aussi porté des armures en désirant avec cruauté verser le sang… Elle fut condamnée à la prison perpétuelle, au pain de douleur et à l’eau de tristesse. L’après-midi, le vice-inquisiteur et quelques conseillers se rendirent à la prison de Jeanne et l’enjoignirent de quitter les habits d’homme et de prendre des habits de femme.

III. La cause de relaps, causa relapsus (28-30 mai)

Dans la nuit qui suivit son abjuration et les autres jours, elle dit à plusieurs personnes que les esprits et les voix étaient revenus. Le 28 mai ou un peu avant, pour des raisons confuses que nous examinerons plus loin, mais qui n’ont jamais pu recevoir d’explication solide, elle reprenait son habit d’homme. Ici encore, la version donnée par l’inquisiteur de la réhabilitation, Jean Bréhal, et les commentaires de canonistes n’ont pas été suffisamment pris en compte, pour ne pas dire qu’ils sont restés ignorés. Cependant une question demeure pendante : comment avait-elle pu obtenir ce vêtement ? Jeanne était relapse. Le 30 mai, déclarée excommuniée et hérétique, ses juges l’abandonnaient au bras séculier. Avant son exécution, elle se confessa et communia, comme le révèle explicitement l’information posthume, mais que dissimule, sous une phrase sibylline, l’instrument authentique latin.

IV. Actes postérieurs, Quaedam acta posterius (7 juin-8 août)

1. Information après l’exécution sur de nombreuses paroles dites par elle à sa fin et à l’article de la mort, Informacio post exsecucionem super multis per eam dictis in fine suo et articulo mortis (7 juin). Une semaine après la mort de Jeanne sur le bûcher de Rouen, les juges firent des informations sur les paroles que Jeanne, le matin de son exécution, tint dans sa prison devant des témoins dignes de foi. Sept assesseurs furent interrogés. Cette phase extrajudiciaire ne fut pas enregistrée par les notaires, a-t-on dit parfois, et constitue même un faux, un procès-verbal mensonger et sans valeur. Cela n’est pas exact. Les notaires Manchon, Colles et Taquel n’ont pas signé ni validé ce document, car il ne leur incombait pas d’apposer leur seing au bas d’une pièce extrajudiciaire que les juges voulurent néanmoins joindre à l’instrument authentique latin. Ces textes réputés calomnieux seront étudiés en détail.

2. La lettre du roi de France et d’Angleterre, Henri VI, expédiée à l’empereur, aux rois, ducs et autres princes de la chrétienté, résumant les faits qui avaient amené la sentence définitive et démontrant que le jugement de Jeanne avait été irréprochable (8 juin).

3. La lettre d’Henri VI adressée aux prélats, aux ducs, comtes et autres nobles ainsi qu’aux cités de son royaume de France pour expliquer la mort de Jeanne (28 juin).

4. La rétractation d’un religieux dominicain coupable d’avoir dit que les juges avaient mal fait en condamnant la Pucelle (sans date.)

5. La sentence portée contre ce dominicain et le condamnant à huit mois de prison au pain et à l’eau dans son couvent (8 août)

6. La lettre de l’Université de Paris envoyée au pape, à l’empereur et au collège des cardinaux reprenant les principales accusations reconnues par l’accusée dans son abjuration, puis relatant sa rechute dans l’erreur, sa condamnation par sentence définitive et sa remise au jugement de la puissance séculière (sans date).

Les étapes du procès de la Pucelle que nous venons d’analyser un peu longuement vont nous permettre de retrouver les mots de ses interrogateurs et ses réponses qui seront notre guide dans l’examen de quelques cas que nous allons entreprendre de revisiter. Jeanne n’est certainement pas arrivée inconnue à Vaucouleurs, la première étape de sa mission. Une réputation de voyante et de guérisseuse l’y avait précédée. Robert de Baudricourt ne fut d’ailleurs pas si long à se convaincre de l’avantage de se servir d’un tel personnage. Puisqu’elle voulait rejoindre le dauphin à Chinon, Baudricourt lui accorda satisfaction en la faisant accompagner dans son voyage qu’elle ne pouvait accomplir seule, par quelques hommes de son entourage. Des travaux récents ont levé l’incertitude à propos de la date de sa venue près du dauphin. Mais comment doit-on interpréter une levée aussi soudaine du barrage hostile qui l’empêchait d’approcher son souverain ? De même faut-il, comme l’a fait voici plus de trente ans, notre ami Claude Desama, tenir pour légendaire la reconnaissance par Jeanne de Charles VII dissimulé parmi ses courtisans ? Nous n’en croyons rien et nous démontrerons, à l’aide de récits contemporains, pourquoi le dauphin cessa de refuser de recevoir celle en qui beaucoup voyaient une illuminée et l’accueillit sous le couvert de l’anonymat.

Jeanne apportait au dauphin un signe et elle lui aurait confié un secret. Signe et secret furent vite confondus et restent une énigme. À la suite de Pierre Caze qui au début du XIXe siècle a proposé pour la première fois une thèse extravagante et astucieuse : la Pucelle serait la fille naturelle de Louis d’Orléans et d’Isabeau de Bavière, c’est-à-dire du frère et de la femme du roi Charles VI, nombre d’auteurs se sont emparés de ces fantaisies, en les complétant par d’autres arguments ingénieux. Il ne doit pas être mis en doute que Jeanne ait confié à Charles un secret. Plusieurs témoins dignes de foi l’affirment et les moindres ne sont pas le frère Pasquerel, l’aumônier de la Pucelle, Jean d’Aulon qui dirigea sa maison militaire, Thomas Basin, auteur d’une vie de Charles VII et d’un traité en faveur de Jeanne d’Arc. C’est aussi l’inquisiteur Jean Bréhal qui répand un parfum de mystère en nous disant que dès l’arrivée de Jeanne à Chinon, il y eut des choses plus secrètes qui restèrent entièrement cachées de tous et ne furent connues que du roi et de Jeanne. Nous n’avons pas à les deviner, enjoint-il, ce n’est pas à nous d’être les investigateurs de ces mystères occultes. Le mystère était le questionnement de Charles sur sa naissance. Jeanne lui aurait révélé qu’il n’était pas un bâtard, mais vrai héritier et fils de roi. M. Bernard Guenée a proposé là-dessus une nouvelle interprétation. Charles ne s’est pas interrogé sur sa filiation, mais plutôt sur ses actes, plus spécifiquement l’attentat de Montereau dans lequel, en 1419, le duc de Bourgogne périt sous les coups des hommes de l’entourage du dauphin. Jeanne aurait apporté à ce dernier un message l’assurant que Dieu l’avait pardonnée. Est-ce plausible ? En retournant au texte, nous ne pensons pas devoir suivre cette opinion.

Jean Bréhal travailla pendant plus de quatre années à la réhabilitation de Jeanne d’Arc ou si l’on préfère à la nullité de la sentence qui l’avait condamnée. Dans le courant du mois d’avril 1452, la date n’est pas plus précise, le cardinal légat Guillaume d’Estouteville prit comme adjoint ce frère prêcheur, professeur de théologie, inquisiteur au royaume de France, pour le seconder dans l’enquête à mener auprès de quelques témoins du procès de 1431. Une première enquête ordonnée par le roi Charles VII et dirigée par le doyen de Noyon, Guillaume Bouillé, avait déjà permis de réunir nombre de documents concernant l’affaire Jeanne d’Arc. Quelques témoins avaient aussi dû déposer. Mais cette enquête n’était pas revêtue de caractère officiel, seule l’Eglise et non pas l’autorité civile avait le pouvoir de réexaminer un procès d’inquisition. Dès 1452, grâce à l’appui d’éminents juristes et théologiens, le cours des événements se modifia et la manière d’envisager l’avenir se précisa. De nouveau des dépositions furent enregistrées. L’inquisiteur, malgré d’autres sollicitations auxquelles il devait bien se soumettre, poursuivit l’entreprise jusqu’à son terme. Le 7 novembre 1455, dans le chœur de la nef de Notre-Dame de Paris, Jean Juvénal des Ursins, archevêque de Reims, Guillaume Chartier, évêque de Paris, et Jean Bréhal, inquisiteur de France, siégeaient comme délégués du souverain pontife afin d’examiner la requête introduite en cour de Rome par la famille d’Arc. Le quatrième juge, Richard de Longueil, évêque de Coutances, était absent. Des témoins furent interrogés en Lorraine, à Orléans, à Rouen et à Paris, des mémoires et des avis circulèrent pour éclairer la cause. Vers la mi-mai 1456, il fut demandé à Jean Bréhal d’entreprendre la récapitulation des avis doctrinaux exposés en faveur de la Pucelle tant dans les mémoires composés avant l’ouverture du procès de révision que dans les consultations écrites et orales postérieures. Cette synthèse que l’on nomme la Recollectio, la récapitulation, a été mise à mal par Jules Quicherat et avant lui, au XVIIe siècle, par Edmond Richer. Elle envisage, selon la méthode scolastique, le procès de condamnation de Jeanne dans ses deux éléments constitutifs : la matière et la forme. Elle contient deux parties. La première se présente sous l’aspect doctrinal et s’attache aux faits et accusations qui sont le fondement de la sentence, la seconde se distingue par son expression juridique et traite de la procédure et des défauts substantiels qui en dénaturent le caractère. L’argumentation d’ordre théologique, juridique, mystique, ésotérique et folklorique, savamment répartie dans l’œuvre, et les révélations originales, distillées par petites touches, donnent un poids considérable à la Recollectio. Le grand inquisiteur avait eu à sa disposition les originaux du procès de condamnation, latins et français, les dépositions des témoins, plus complètes certainement que celles qui nous sont parvenues, les opinions données par écrit ou oralement par les consulteurs désignés par le tribunal. Ce travail minutieux et scrupuleux, jugé parfois, à tort pensons-nous, d’une partialité inouïe propre à l’inquisition, nous procure un des textes les plus révélateurs de la vie de Jeanne et de son martyre. Nous en avons retenu essentiellement tout ce qui a trait aux traditions et plus particulièrement l’arbre des fées, les sortilèges en comparant les vues de Bréhal à celles des juges de la condamnation. Les prophéties de Merlin, de Bède et d’Engélide (ou Eugélide) ont aussi retenu notre attention, ainsi que les commentaires de l’inquisiteur sur les voix.

La recherche entamée avec la Recollectio de Jean Bréhal sur l’arbre des fées se poursuit avec l’enquête menée en Lorraine, au début de l’année 1456, sur l’ordre des juges de la réhabilitation. En disséquant les aveux des témoins de Domremy et de ses environs, en les mesurant à ceux de Jeanne et au libelle du promoteur Jean d’Estivet, nous essayerons d’y voir plus clair dans les coutumes et traditions en honneur dans un village au XVe siècle. Nous nous sommes livrés en outre à la reconstitution de quelques interrogatoires de Jeanne, exclusivement ceux qui concernent la matière ethnologique. Grâce à cette enquête à Domremy en 1456, nous essayerons de comprendre la manière dont l’évêque Pierre Cauchon a lui-même fait procéder en 1431 pour obtenir des renseignements sur les pratiques de l’accusée, de mieux cerner encore l’activité feinte ou véritable des juges de la réhabilitation et du promoteur pour retrouver les enquêtes de 1431. Enfin, nous verrons l’attitude à adopter à l’égard des accusations de sorcellerie portées contre Jeanne.

L’engouement suscité par l’arbre des fées a continué de s’exprimer longtemps après la mort de la Pucelle. Ses admirateurs, Edmond Richer, Montaigne, Richard de Wassebourg, pour ne citer qu’eux, ont été subjugués par ce hêtre extraordinaire, mais aucun ne surpasse dans l’évocation de l’arbre merveilleux le jésuite Martin Del Rio, l’auteur des Enquêtes magiques, grand chasseur de sorcières, qui nous a laissé un commentaire déconcertant sur l’arbre du bien et l’arbre du mal.

L’habit d’homme revêtu par Jeanne d’Arc à Vaucouleurs a inspiré à Marie Delcourt une belle étude où elle démontre que le travestissement dans son cas marque une rupture avec la vie antérieure et une hostilité manifeste à l’égard de la famille. En reprenant point par point cette étude et en la confrontant à des textes qui sont restés inconnus à la grande spécialiste du Monde grec, notamment des mémoires de théologiens écrits en faveur de Jeanne pour sa réhabilitation, nous arrivons à des conclusions très différentes. Aux yeux de certains, suivant un favori du duc de Bourgogne, l’évêque Jean Germain, Jeanne déguisée en homme passait pour un homme. Lorsqu’elle fut prise par les Bourguignons à Compiègne, ceux-ci s’empressèrent de la dévêtir afin de découvrir son sexe. Jeanne avait déjà connu des examens de ce genre quoique moins brutaux, peu après son arrivée à Chinon. Philippe le Bon la fit aussi examiner et Pierre Cauchon et probablement les Anglais avant lui agirent de même. Des matrones, des médecins et chirurgiens contrôlèrent sa virginité. Une dame qui accompagnait souvent la Pucelle au bain et aux étuves nous dit qu’elle croyait bien qu’elle était vierge. Mais comment le savait-elle ? Comment déterminait-on alors les marques certaines de la virginité ? Au XVIIe siècle, il était notoire que les signes de la virginité étaient incertains et l’on continuait de se servir de pratiques ancestrales. Ainsi on entourait le cou d’une fille avec un fil double, que l’on ouvrait ensuite et mettait autour de la tête. Si la tête passait dedans avec facilité, le signe était mauvais ; si elle y entrait à peine, le signe était bon. D’autres usages du même genre, déjà en honneur chez les Romains, se sont transmis dans les siècles suivants. L’hymen cependant n’était pas considéré comme une preuve absolue. Jeanne, semble-t-il, souffrait d’aménorrhée.

Le doute de la mission divine de Jeanne d’Arc naquit très tôt. Les chroniqueurs bourguignons répandirent ce bruit qui s’amplifia ensuite considérablement. Toutefois des personnalités qui lui étaient favorables laissèrent percer leur scepticisme, Thomas Basin, le pape Pie II. Des relations diverses, puisées dans des mémoires et des chroniques, nous servirons de champ d’investigation.

1 M. FOURNIER, Le sorcier, le juge et l’historien. Entretien avec Carlo Ginzburg, dans L’Histoire aujourd’hui, coordonné par J.-C. Ruano-Borbalan, Auxerre, 1999, p. 254.