Figure du poète

Outre la fabrique et la substance de ses poèmes, ce qui fait l’identité d’un poète, ce qui le rend unique, et majeur dans le cas des plus grands, c’est aussi la façon dont vie et poésie se conjoignent dans son expérience humaine et dans son écriture.

Usant du langage dans leur art, les poètes sont coutumiers d’un discours sur celui-ci, où la poésie se définit, se projette, s’idéalise. Celui que l’on n’aborde qu’à travers ses poèmes, on ne peut que le supputer, le croire sur parole, adhérer ou relativiser. Mais quand on a la chance de connaître à la fois l’homme et l’œuvre, et que cet homme est Jacques Izoard, on comprend progressivement que l’on fait la rencontre d’un poète et de la poésie.

Izoard n’a jamais assigné à la poésie la fonction de révéler un ailleurs, un au-delà des choses ou de l’être, une réalité idéale qu’elle tendrait et échouerait toujours à atteindre et à dire. Nulle transcendance chez lui, spirituelle ou même purement poétique. Nulle déploration convenue des limites de la poésie et de ses ambitions toujours déçues. Il n’était pas de cette veine-là. C’est son écart majeur à l’égard du romantisme ou de sa variante surréaliste. Sa poétique du mot et de l’objet était la plus matérialiste qui soit. Certes nourri de surréalisme, d’automatisme, de mots en liberté, il était au moins autant du côté d’un Guillevic, voire d’un Ponge et du parti des choses. Un monde littéralement à portée de la main et du langage se dit dans une poésie toujours performative, qui dit non pas ce qu’elle veut ou prétend faire, mais fait ce qu’elle dit. Sa poésie ne promet rien ; elle n’a d’autre message qu’une ouverture sensuelle sur le réel.

Il a maintes fois laissé entendre sa difficulté d’être, qui, chez lui, était difficulté de se concevoir en tant que personne, individu. Et il livrait aussi le moyen que fut d’emblée pour lui l’écriture du poème. L’être (l’individu) chez Izoard existe, et n’existe, qu’au travers de la main qui prend, touche, caresse et point, des yeux qui contemplent, détaillent et possèdent, du corps qui éprouve ses propres membres, souffre ou jouit, du sexe qui bande. Le dire en un poème (ou en 6000), c’est exister. La poésie n’était pour lui ni discours, ni construction, ni projet, ni même art de vivre, mais condition de vie.

L’image est rebattue, elle peut paraître un peu naïve, mais, au vu de l’abondance de son œuvre, elle s’applique à lui plus qu’à nul autre : il écrivait des poèmes comme un pommier fait des pommes (le poèmier de Paul Fort). Automatisme et composition concourait à son écriture, en une alchimie qui échappe largement au lecteur. Il corrigeait peu, surtout dans les deux dernières décennies, mais il évoquait l’élaboration mentale qui conduisait au surgissement sur le papier du poème tout armé. Et c’est là que se lovait peut-être la sensation de vie la plus intense de Jacques Izoard : dans l’instant, dans les minutes ou les secondes où sentir et dire ne formaient qu’une seule expérience : vivre-écrire.

Entre mille aspects de l’homme et de l’œuvre, c’est cela qui pour moi fait de Jacques Izoard un poète capital : il incarnait vraiment ce qui ailleurs n’est souvent qu’un mythe de la poésie parmi d’autres.

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J’ai eu la chance d’avoir pu côtoyer quelques années un homme dans son humanité, ses doutes, ses imperfections, et dans son désir de ce qui fut à coup sûr une dimension majeure de sa vie : sa poésie.

Lorsque je l’ai découverte en 1992, avec la réédition de La Patrie empaillée et de Vêtu, dévêtu, libre, j’ai sans doute éprouvé, au contact abrupt de cette écriture, l’expérience de lecture la plus violente qu’il m’ait été donné de vivre, face à la liberté absolue et à la cohérence aussi évidente qu’impénétrable d’une poésie qui, sans chercher à en imposer, commence par s’imposer au lecteur. Violence qui certes s’estompe à mesure que l’on se familiarise avec cette écriture, mais qui, je veux le croire, continue à irradier la lecture au long des livres et des années, par-delà et au cœur même de la connivence acquise, pour garantir l’intensité de la sensation transmise et perçue, la conviction de s’immerger dans une œuvre d’exception, et, tout simplement, la permanence du plaisir et de la communion.

Gérald Purnelle