Lire Jacques Izoard

Jacques Izoard est décédé le 19 juillet 2008. Il laissait une œuvre de grande ampleur, d’une écriture originale, fulgurante, qui l’a tôt signalé comme un des poètes majeurs de son temps. Le lire ne réclame du lecteur qu’une disponibilité aux pouvoirs des mots.

Jacques Izoard fut poète à tout moment de sa vie. En plus de cinquante recueils, son œuvre abondante compte près de 7000 poèmes, écrits sur plus de 50 ans, du milieu des années 50 jusqu’en 2008.

La poésie d’Izoard a séduit beaucoup de lecteurs, et nombreux sont ceux qui lui restent attachés et trouvent en elle la source d’un émerveillement intense et durable. À d’autres elle peut encore paraître difficile, voire hermétique. Comme toute grande œuvre, la poésie d’Izoard nécessite, non pas tant une initiation, mais une immersion, une confiance, un abandon. Il y a une écriture Izoard, qui a évolué, s’est densifiée puis allégée, fermée puis ouverte, dressée et offerte. C’est à ce parcours qu’invite la lecture de ses poésies complètes. L’expérience qu’elle procure nous confronte à la violence et la douceur.

Pour lire Izoard : que le lecteur laisse doucement son esprit se partager entre la clôture du poème sur lui-même et sa totale ouverture sur la réalité. Sans chercher à tout prix à pénétrer le sens du texte, se placer inconsciemment dans l’état d’esprit du poète lui-même au moment où il écrivit le poème ; retrouver dans chaque mot son pouvoir suggestif maximal ; laisser le langage s’investir, à la lecture comme ce fut à l’écriture, d’une sensualité multiple, où vue, ouïe, goût et surtout toucher s’incarnent dans la matérialité sonore et graphique des mots, dans leur agencement, leur syntaxe simple ou heurtée, leurs alliances abruptes et chatoyantes ; se laisser gagner par ce que René de Ceccatty a appelé les comptines de Jacques Izoard, ces jeux de mots, de rythmes et de sons qui nous renvoient à l’enfance, celle du poète, celle du lecteur et celle de la poésie ; laisser opérer la violence des raccourcis, des chocs de mots, des images.

Izoard a écrit : « Sont sœurs l’écriture et la foudre. » Le poème d’Izoard est une pile où se conserve vive et se transmet au lecteur la foudre de la perception, l’éclair de l’instant où l’expérience a rapproché ou entrechoqué les objets de la réalité. Toute la magie d’Izoard est de rendre douce cette intense violence. Poésie de conciliation des choses, elle accumule les concentricités, les inclusions, les fusions, les ponts et les sauts :

Dans la maison je vis,
nous vivons tous la même
vie, sans bras, sans jambes.
La maison vit dans la maison.
Mais on dort quand même.
La maison à deux étages
abrite une famille de quatre.
On y trouve des arêtes, des noix,
des peignes, des aiguilles,
des boules de laine, des dents,
des massacres d’enfants.
(La Patrie empaillée, 1973)

Izoard n’a jamais assigné à la poésie la fonction de révéler un au-delà des choses ou de l’être, une réalité idéale qu’elle tendrait et échouerait toujours à atteindre et à dire. Nulle transcendance chez lui, spirituelle ou même purement poétique.

Sa poétique du mot et de l’objet était bien davantage matérialiste. Certes nourrie de surréalisme, d’automatisme, de mots en liberté, elle est au moins autant du côté d’un Guillevic, voire du parti des choses d’un Francis Ponge. Chez Izoard, le monde est littéralement à portée de la main et du langage ; sa poésie fait ce qu’elle dit : elle ne promet rien, elle n’a d’autre message qu’une ouverture sensuelle sur le réel.

En somme, l’air de rien, Izoard est sans doute un de nos grands poètes mallarméens — il a d’ailleurs obtenu le prix Mallarmé en 1979 pour le recueil Vêtu, dévêtu, libre ! — bien plus près des mots que des idées, en ce sens que chez lui se réalise le vœu de l’auteur de « Crise de vers », que les mots « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries ».

Izoard ne cherche pas l’indicible. On peut même oser dire qu’il ne cherche pas. Cela transparaît dans sa revendication explicite de l’ignorance. C’est une dimension cardinale de sa poétique. Voici un extrait d’un texte majeur, intitulé « Matière et poésie » et daté de 1982 :

Au mot « mystère », je préfère le mot « opacité ». Oui, opacité des choses et des êtres.
C’est grâce au mot « opacité » que le mot « mystère » touche le mot « matière ».
N’importe-t-il pas de retarder au maximum le moment de la « connaissance », de la clarté finale ? L’essentiel de nos passions les plus fécondes ne gît-il pas précisément dans nos perpétuelles interrogations ? Dans leur vulnérable élan ?
La pensée ne serait-elle pas une folle girouette ? Tout l’alimente en quelque sorte. La pensée ne se satisfait jamais du « J’ai compris ». Elle continue sa course folle et impitoyable. Elle pense pour penser. Dès lors, mérite-t-elle, en fin de compte, tous les égards qu’on lui prodigue ?
Au mot « mystère », je préfère peut-être le mot « ignorance ». Ignorance échevelée qui lance ses sondes dans toutes les directions à la fois. Doux plaisir naïf que la belle ignorance qui fait que l’on est heureux sans le savoir. Je n’aime pas ce que j’ignore, mais c’est le fait de savoir que j’ignore qui me fascine. Qui me pousse à l’aventure.

Il y avait une certaine audace, et sans doute pas mal de second degré, mais aussi de conviction, chez un homme aussi cultivé que lui, pour faire cette profession de foi.

Dans une très belle séquence de poèmes reprise dans le recueil Corps, maisons, tumultes (1990), il développait ce thème, ce désir d’ignorance, en l’appliquant à ses objets et obsessions les plus intimes : « Ignore un jardin », « Ignore cette maison », « Ignore la chambre », « Ignore l’encre », « Ignore les mots », « Ignore l’enfance », « Ignore les voyages », « Ignore l’autre », « Ignore le temps qui vient ». Il n’y a en cela aucun nihilisme. C’est au contraire un véritable art poétique, doublé d’un art de vivre, qui se définit à travers la revendication de l’ignorance : non pas nier les choses, mais d’abord les ignorer pour mieux les découvrir, en renouvelant le moment premier de la rencontre, en rendant à chaque chose et à l’appréhension du monde leur naïveté d’origine.

Ignore un jardin.
Si la peste légère t’atteint,
laisse venir à toi
perfidies ou désastres…
Ne parle qu’à des sourds
qui font la sourde oreille.
Que les muets t’appellent
de leurs cris fermés
d’écume ou de craie !
Peu importent les corps.
Il fait beau.

Ignore ce que l’arbre engrange.
Lumière et verdeur.
Déchirée véracité multiple.
Je serre contre moi le bouleau
qui me vit naître.
Ma peau a sa blancheur
si je l’aime en vain.

Art poétique, art de vivre : pour un poète comme Izoard, c’était une seule et même chose. Il a maintes fois laissé entendre sa difficulté d’être, qui, chez lui, était difficulté de se concevoir en tant que personne, individu. Il livrait le moyen que fut d’emblée pour lui l’écriture du poème. L’être (l’individu) chez Izoard existe, et n’existe, qu’au travers de la main qui prend, touche, caresse et point, des yeux qui contemplent, détaillent et possèdent, du corps qui éprouve ses propres membres, souffre ou jouit, du sexe qui bande. Le dire en un poème, c’est exister. La poésie n’était pour lui ni discours, ni construction, ni projet, mais condition de vie. C’est la même main qui touche, caresse et écrit.

Certes, il en va de même pour bien des poètes, à commencer par les plus grands. Mais l’immersion dans son œuvre, que j’évoquais plus haut, laisse sentir au lecteur que, chez Izoard, cette dimension existentielle de l’écriture est inscrite au cœur de chaque mot, chaque phrase.

Automatisme et composition concourait à son écriture, en une alchimie qui échappe largement au lecteur. Il corrigeait peu, surtout dans les deux dernières décennies, mais il évoquait l’élaboration mentale qui conduisait au surgissement sur le papier du poème tout armé. Et c’est là que se lovait peut-être la sensation de vie la plus intense de Jacques Izoard : dans l’instant, dans les minutes ou les secondes où sentir et dire ne formaient qu’une seule expérience : vivre-écrire.

Le poème est le lieu où la langue et le corps de l’homme Izoard rencontrent l’autre et le monde, où il se trouve soi-même :

Je te prie d’être… J’écoute.
Un marronnier rond glapit
des paroles fracassées.
L’hiver est giboyeux.
Ventre ouvert. Je ne sais pas.
Je saisis le bras, la main.
Je l’aime.
(Un chemin de sel pur, 1969)

Hésite. Haleine en bouche.
Une petite chaleur existe
en-dehors du corps, des os.
Rien n’est plus léger
que ce semblant de brume.
La paume arrête les mots.
La paume est une paume.
(Thorax, 2007)

Trente-cinq ans séparent ces deux poèmes, que rapproche la constance d’une poétique où l’autre est présent et désiré. Car Izoard avait beau concevoir le poème comme un caillou serré sur lui-même ou comme une bogue hérissée, l’autre n’en était pas moins le destinataire du discours poétique :

Ne pas se retrancher derrière les vocables, mais faire en sorte qu’ils soient le salutaire fil conducteur allant de l’un à l’autre. Briser ainsi le halo de vide autour des êtres, les aimer. Poème d’aujourd’hui, sois le creuset de toutes nos ruptures, de nos tâtonnements, de nos paroles bègues. (Inédit de 1978.)

Izoard était avant tout un poète dans la Cité. Pour lui, même s’il se focalise sur de menus objets,

Le poème n’est pas à l’écart du monde : il fait flèche, il dénonce la liberté sans cesse maculée, bafouée. À mots couverts, il s’indigne de ses propres secrets. Sur la place publique, il témoigne en faveur de la petite tendresse ou gronde en colère noire. (Texte inédit de 1975.)

C’est ce que manifeste le texte Petites merveilles, poings levés, daté de 1979.
Le poète y « milite pour les droits du paysage » : « Il s’agirait […] de vivre en symbiose avec notre entourage, notre paysage, notre eau vive, nos collines et de les défendre avec vigilance contre toute injure. Il s’agirait de réparer les infamies. » En un « dérisoire itinéraire », un « court périple d’enfance wallonne », le poète y visite dix « petites merveilles », industrielles ou ardennaises, paysagères ou intimes, situées « dans [s]on aire, dans [s]on pays wallon livré aux étrangleurs de la beauté ». Les amis de Jacques Izoard l’ont souvent entendu parler d’une d’entre elles au moins : « les bordures usées de porphyre rouge de la rue Haute-Sauvenière ».

Gérald Purnelle

Ce texte a été publié sur le site « Culture » de l’Université de Liège en avril 2012.