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Alexandre Christiaens (1962) est photographe. Depuis une première série d’impressions photographiques argentiques en noir & blanc intitulée « Marines », voyages et photographie vont résolument de pair. Il parcourt le monde et s’y attarde en résidences (Angleterre, Belgique, Chine, Brésil, Roumanie, Inde, Russie, Turquie, etc.).
Qu’il réalise des images de paysages naturels, industriels, portuaires ou urbains, il s’agit pour lui d‘y créer des liens qui vont tisser une vision du monde. Il met en rapport des territoires, des lieux, des formes, de l’humain – tantôt présent, tantôt suggéré – et de l’aléatoire.
Comme l’écrit Emmanuel d’Autreppe, « c’est un savant dosage, précisément – ou plutôt une intense confrontation d’ordre et de désordre. Tout se joue dans la dualité de densité de la matière et de légèreté des airs, d’obscurité et de lumière, ou encore, de profonds silences vis-à-vis de l’activité frénétique des hommes et des machines ».
« Mon axe principal est de mélanger ma collecte photographique, qui se réalise parfois de façon appliquée et réfléchie, parfois de façon hasardeuse. Ensuite, il s’agit de rassembler mes images et d’en écrire une histoire. Non pas la mienne, car même si je ne m’en exclus pas, mon travail n’est pas du tout autobiographique; ce sont plutôt des histoires du monde, des histoires de vies, de territoires, de formes, d’horizons et de regards portés que l’image raconte. »
(…) Aurais-je pu espérer mieux que cette chambre d’hôtel ? Une vue sur la corne d’or, je surplombe une cour lézardée dont les craquelures ressemblent aux ramures d’un arbre effeuillé, comme le reflet de celui qui borde l’immeuble voisin. Face à moi, un impressionnant bâtiment de l’ère communiste. Sur son plus haut fronton, quatre soldats de béton semblent s’être juchés pour défier l’horizon. Derrière, la gare maritime et puis, flottant sur une eau calme, deux navires de guerre de la flotte soviétique. L’un, blanc, arbore le pavillon de la Croix-Rouge, l’autre, gris, est armé. Plus loin des grues, elles accompagnent la construction de quatre vertigineux piliers de pont. A leur pied, on devine les docks, les chantiers navals, des cargos, des bateaux, bouclier industriel au front d’une ville bâtie sur des collines et de l’eau. Encore plus loin, bouclant le bassin, mais toujours bien dans l’urbanisation, trois cheminées dégueulent aux vents, le smog retombe comme une ruine dans une brume jaunâtre. Tout cela organisé, enchevêtré, autour du miroir tantôt argenté tantôt cuivré de la corne d’or. Une anse d’eau salie, sertie d’histoire et de délabrement, en reconstruction.
Vladivostok tient et s’ouvre au monde, au Pacifique.
Combien de fois, sous quel angle, en noir et blanc ou en couleur, de l’aurore au crépuscule… Lorsque la lune suit son tracé au-dessus des grues, accrochées aux piliers de ce gigantesque pont en projet, et avant qu’elle n’atteigne l’angle supérieur droit de la fenêtre de ma chambre, n’y ai-je pas déjà perdu mon regard ? Combien de fois retrouverai-je cette vue 621 sur mes planches contact ? Cette nuit, en photographiant dans une semi-conscience, je me disais que, peut-être, je n’étais venu a Vladivostok que pour cela, pour cette vue.
La première chose que je regarde quand j’arrive dans un hôtel n’est pas la salubrité du lieu… mon regard va aux fenêtres, aux rideaux, je les ouvre, je soupèse le paysage qu’ils couvrent.
Cela m’affole quelque peu, je dois me rependre, ne pas me méprendre, considérer alors seulement l’état plus particulier des lieux que peut-être je vais habiter. M’éviter les remords d’avoir accepté n’importe quoi.
Comme si la joie d’une vue qui fera tableau, qui sera « mon » paysage, pouvait congédier l’insalubrité de la niche.
Un paysage est capable de nous extraire à nous-mêmes. De nous placer sans forme, sans objet, sans but, juste en son milieu dans un bref soulèvement extatique. Un calme qui tombe sans prévenir. Il nous expanse. Un moment il est là ! Hors du temps, sans espace fini, même perceptible. Sans forme de nous. Un paysage c’est cela, pour un instant sans durée, un non-lieu hors de toute attente. Puis, une fois reconnu, il devient ce qu’il est ou plus justement ce que nous pouvons en percevoir. Il redevient nos limites. Je photographie malgré moi, malgré le fait qu’une fois cadré et dessiné, le paysage, mon lieu hors de toute attente, s’écrasera sur lui même, et moi-même avec, à jamais exclu.
Un paysage n’existe pas pour durer, il ne nous permet que de le vivre.
Les marins le savent.
Vladivostok, 02-2011
« Eaux vives peaux mortes » Editions Yellow Now 2012