Dialogue entre Olivier Cromwell et le Cardinal de Richelieu
L’Esprit des Journaux, 1775, Tome IV, p. 166-72 (Réf. Gedhs : 750413)
Cromwell :
Toute distinction cesse ici-bas, et ma qualité de Religionnaire ne doit plus m’éloigner d’un Prince de l’Église de Rome : si la franchise pouvait gagner les esprits des deux politiques, je demanderais à votre Éminence la grâce de me dire, avec toute la sincérité dont elle est capable, si j’ai bien joué mon rôle dans les troubles de l’Angleterre.
Cardinal de Richelieu :
Protecteur, le mien ne fut pas maladroit à la Cour de France.
Cromwell :
Monseigneur, vous éludez : je rends justice votre administration ; mais il s’agit de la mienne.
Cardinal de Richelieu :
Vous mourûtes dans votre lit?
Cromwell :
Ma vie précéda ma mort.
Cardinal de Richelieu:
C’est donc sur votre vie que vous demandez mon avis?
Cromwell :
C’est là précisément ce que j’attends de votre complaisance.
Cardinal de Richelieu :
Si nous étions encore là-haut, je me garderais bien de vous satisfaire ; car une rupture avec l’Angleterre ne convient pas à la position actuelle des affaires de l’Europe ; mais cet inconvénient regarde les gens de l’autre monde, et en deux mots voici votre histoire : «Né dans un rang peu distingué dans sa patrie, Cromwel profite du fanatisme de ses compatriotes, se met à la tête des rebelles, défait son Roi, le jette dans une prison, et après l’avoir fait paraître en criminel dans une assemblée de fanatiques à ses ordres, lui fait couper le col dans la place publique de Londres : après cette exécution, le parricide s’assied sur le trône ensanglanté de son malheureux maître, et donne des lois aux Anglais étonné. » Sur laquelle de ces belles actions faut-il vous juger?
Cromwell :
Ce ne sera pas sur votre exposé, s’il vous plaît. Charles fut malheureux par sa faute : il eut l’imprudence de vouloir toucher à la religion sans avoir approfondi le caractère national ; il souleva tous les esprits. Les guerres sacrées sont terribles, le fanatisme est ardent : j’en suivais les lois. Mon génie et le concours des circonstances me mirent à la tête de la révolution ; je me livrai à son impulsion, et le Roi fut proscrit légalement. J’en fus fort aise en vérité ; car si le Roi conservait sa tête, il fallait tendre la mienne, et dans l’alternative je n’avais point à balancer. Sa mort laissait une place vacante : je m’en emparai… Monseigneur, vous en eussiez fait autant…
Cardinal de Richelieu :
Je n’admets point la comparaison : je régnai sous le nom de Louis ; mais il régna par moi. Je fut le protecteur de mon Roi, et vous le meurtrier du vôtre ; et, dans le fond, où était la nécessité d’une catastrophe?
Cromwell :
Dans le génie anglais, dans ce génie avide des nouveautés qui, d’un instant à l’autre, pouvait changer leurs affections, le fantôme de leur Roi pouvait les armer en sa faveur ; je le fis exécuter publiquement pour ne leur laisser aucun doute de sa mort, et il m’était plus aisé de devenir son bourreau que de rester son geôlier. Votre position était bien différente de la mienne : pour exercer l’autorité, il vous fallait un nom ; pour assurer la mienne, il fallait en effacer un.
Cardinal de Richelieu :
À vous entendre, Milord, on serait tenté de croire que je n’eus qu’à dicter des lois sur un trône de paix : cependant si mon administration fut brillante, elle tint à ces circonstances au-dessus desquelles je ne fus pas toujours.
Cromwell :
Je crois effectivement me rappeler que sans la Valette, on ne parlerait pas, dans votre histoire, de la journée des Dupes?
Cardinal de Richelieu :
Aussi est-ce le seul endroit faible de ma vie. Partout ailleurs vous me retrouverez grand, ferme, noble et toujours égal à moi-même, depuis le moment de mon entrée dans le Ministère. La confiance de la Reine mère…
Cromwell :
Ce n’est pas là le trait le plus brillant de l’histoire de son Éminence.
Cardinal de Richelieu :
Il honorerait Cromwell. Mes partisans disent que je n’eus pas tort d’envoyer à Cologne ma bonne maîtresse. Entre nous, il n’était pas trop honnête à moi d’y laisser mourir de faim une Reine, mère, sœurs, tante de Roi ; mais brisons-là, la confiance de la Reine me valut celle du Roi son fils. Une fois admis au Conseil, je compris qu’à un Monarque faible et inappliqué, il fallait un Ministre qui se rendit nécessaire. J’entretins une correspondance suivie dans les Cours étrangères ; j’approfondis les secrets des Princes ; je combinai leurs intérêts, et calculai leurs forces. Les finances, travaillées sous mes yeux, répandirent dans l’État une circulation jusqu’alors inconnue. Sous l’effort de mes armes la Rochelle tomba, en dépit de vos Anglais ; et le Savoyard plia.
Cromwell :
Cardinal, premier Ministre, Général d’armée et Surintendant des Finances, vous étiez tout l’État, et votre Roi ne s’était réservé que la représentation.
Cardinal de Richelieu :
J’avais affaire au plus susceptible des hommes. Jaloux à l’extrême de son autorité, Louis ne me la communiquait qu’à regret et avec réserve ; tout ce qui l’environnait, désirait ma perte, et souvent j’ai reconnu que le petit coucher e donnait plus d’embarras que toute une campagne contre les ennemis de l’État. Je me suis soutenu seul contre tous. Monsieur est forcé de se retirer en Lorraine : Montmorency monte sur un échafaud : Cinq-Mars et Marillac périssent par la main du bourreau, et après tant de sang répandu, je finis tranquillement sous les yeux d’un maître qui passa une partie de ses jours à me craindre et l’autre à me détester.
Cromwell :
Votre Éminence eut, je le vois, besoin de tout son génie pour résister à tant d’efforts conjurés ; je n’eus pas tant à faire. Une fois porté sur le trône par le vœu de la Nation, je m’occupai du soin de seconder ses penchants dominants, le commerce et la guerre : ces deux parties prospérèrent dans mes mains. Respecté dans l’Europe, reconnu par toutes les Cours, avoué par le fanatisme toujours subsistant, je terminai mes jours plus tranquillement que je ne devais l’espérer. Avec des vues moins profondes que les vôtres, une politique moins éclairée, mais aussi avec des circonstances plus favorables et un tour d’esprit plus audacieux, je fis de plus grandes choses que vous : et, vous laissant dans la sujétion, je parvins à régner.
Cardinal de Richelieu :
Avec cette différence que la plupart de vos moyens furent bas et cachés, les miens toujours nobles, ouverts et dignes d’un Gentilhomme français. Dieu délivre les Rois de nous et de nos pareils !