Dialogue entre Romulus et Guillaume Penn
L’Esprit des Journaux, 15 juin 1773, Tome VI, Partie I, p. 43-52 (Réf. Gedhs : 730608)
Guillaume Penn :
Je te cherchais l’ami : je veux m’entretenir un moment avec toi.
Romulus :
L’abord est familier! quel est cet ami que je ne connus jamais?
G. Penn :
Je suis Quaker, et, comme tel, ennemi de tout cérémonial. J’abordais ainsi le Roi d’Angleterre qui se disait mon souverain.
Romulus :
Un Roi d’Angleterre n’eût pas abordé de la sorte un simple citoyen de Rome.
G. Penn :
Tel que tu me vois, je suis le fondateur d’un État qui ne ressemble à nul autre.
Romulus :
Je suis le fondateur d’une ville qui asservit les plus grands états.
G. Penn :
On a publié sur ton origine bien des merveilles incroyables.
Romulus :
Je n’y vois rien de trop merveilleux; j’étais fils d’une vestale.
G. Penn :
Passons; mais on ajoute que Mars fut ton père et que ta nourrice fut une louve.
Romulus :
J’appuyai ce bruit de tout mon pouvoir, il fécondait mes vus. On ne saurait paraître trop extraordinaire aux hommes que l’on veut dominer.
G. Penn :
Tu portas ce merveilleux jusques dans la construction de la ville. Douze vautours t’indiquèrent, dit-on, le lieu où tu devais bâtir.
Romulus :
Ces vautours ont peut-être autant contribué que moi à l’existence de Rome.
G. Penn :
Et le meurtre de ton frère, y contribua-t-il aussi?
Romulus :
Ce frère avait manqué de respect à ma ville naissante; et je voulais qu’on la respectât.
G. Penn :
On respecte la mienne; et jamais le sang n’a coulé dans ces murs.
Romulus :
Vous croyez donc n’être que des femmes?
G. Penn :
Dis plutôt que nous voulons être des hommes. Nous nous regardons même comme des frères; autre motif pour ne point nous entr’égorger.
Romulus :
Vous aviez raison de le dire : votre état est unique dans son espèce. Mais soyez sincère : quels ont été ses progrès?
G. Penn :
Nous avons fertilisé des terres qui ne produisaient rien; peuplé des déserts; construit des villes; creusé des canaux; étendu le commerce; cultivé les arts nécessaires, et rendu la vie commode et agréable à tous ceux qui ont voulu habiter la même terre que nous. Je doute que tu n’aies pas eu d’autres vues en construisant Rome. Le fondateur d’un état s’occupe moins des avantages du Peuple qu’il rassemble, que de sa propre gloire. Il me paraîtra donc toujours plus utile de fonder une habitation qu’un Empire.
Romulus :
La ville que je fondai n’était d’abord qu’une faible habitation; mais je lui promis l’empire du monde. Une tête de cheval, trouvée en creusant les fondements du Capitole, servit de motif à ma prédiction. Cette preuve suffisait à un peuple ignorant et belliqueux. Ainsi, d’une chose qui par elle-même ne signifiait rien, je parvins à faire la base d’une puissance qui envahit tout.
G. Penn :
Quels avantages tes Romains ont-ils recueillis de leurs conquêtes?
Romulus :
La gloire d’avoir tout conquis; d’avoir asservi des voisins jaloux, humilié des Rois trop superbes, ruiné l’opulente Carthage; enfin, de s’être enrichis des dépouilles de tant de peuples vaincus.
G. Penn :
Nous sommes riches, et nous n’avons jamais ni vaincu, ni dépouillé personne. Eh! dis-moi : les Romains, en portant la guerre chez tant de peuples différents, ont-ils, du moins, su conserver la paix dans Rome?
Romulus :
Ce fut pour l’y établir qu’ils portèrent si souvent la guerre ailleurs. Un peuple belliqueux, et toujours armé, a besoin d’ennemis pour exercer son courage; autrement il l’emploie contre lui-même.
G. Penn :
Je crois t’entendre parle de ces hommes atteints de la rage, et qui se déchirent eux-mêmes quand ils ne peuvent déchirer personne.
Romulus :
Le monde recèle toujours quelques Nations atteintes de cette maladie. Elles ne respectent que celles qui sont dans le même cas, et qui loin de paraître les craindre, semblent les menacer. Les Romains eussent été esclaves de quelques-uns des peuples qu’ils soumirent, s’ils n’eussent commencé par les soumettre D’ailleurs, les révolutions ne sont pas moins nécessaires au monde moral qu’elles ne semblent l’être au monde physique.
G. Penn :
Dis mieux : dis que c’est une double maladie qui les afflige l’un et l’autre. Toute commotion violente sort de l’état naturel. J’ai bien des fois gémi de voir l’homme, cet être si fragile, en bute à tant de maux, à tant de hasards, lui à qui tous les éléments font la guerre, que l’onde voudrait engloutir, que la foudre menace, qui voit si souvent la terre s’ouvrir sous ses pas; de le voir, dis-je, avancer encore par tant de moyens, sa destruction, ou celles de ses semblables. Hélas! il pourrait s’en reposer sur la nature même? elle ne semble créer que pour détruire. Quel peut être le but des conquérants? La terre qu’ils envahissent ne vaut pas souvent celle que la nature leur avait donnée, et qu’ils négligent. Plus ils accroissent leurs possessions, moins ils jouissent bien de ce qu’ils possèdent. C’est un feu qui ne s’étend que pour dévorer tout ce qu’il peut atteindre. Une conquête ne s’acquiert et ne se conserve que par des crimes. J’eusse renoncé à toute espèce de possession s’il eût fallu la conquérir. Mis on m’offrit une terre inhabitée; et je consentis à la rendre à sa vraie destination. Je la peuplai, je la cultivai, je l’embellis; je n’enlevais rien à personne, et je donnai au globe que j’habitais un ornement et une province de plus.
Romulus :
Je conçois qu’un tel état peut être heureux; mais je doute qu’il soit durable.
G. Penn :
Le mien subsiste; je lui ai même donné mon nom, comme tu laisses le tien à ta ville.
Romulus :
Je fis plus : je lui laissai mon esprit.
G. Penn :
Sans doute qu’il ne l’obligeait pas de renoncer au sien. Ces Romains, si fameux, ne dérogèrent point à leur antique usage. Ils se bornaient d’abord à détrousser les passants au coin d’un bois, ou sur les grands chemins. Ils allèrent ensuite piller les nations jusques dans le sein de leurs villes.
Romulus :
Tout dépend de la forme que l’on met dans ces sortes d’expéditions. Épars, les Romains n’étaient que des voleurs; une fois rassemblés, ils furent des conquérants.
G. Penn :
Le nom ne change rien à la chose.
Romulus :
Celui que Quaker change-t-il beaucoup le caractère de ceux qui le portent?
G. Penn :
Je vais te l’apprendre. Nous avons banni la politesse des manières pour nous en tenir à celle du cœur. Nous traitons tous nos semblables d’amis, parce que nous sommes leurs amis; nous les secourons, parce qu’ils sont nos semblables. Nous sommes tous égaux, et nul d’entre nous n’aspire à déranger cette égalité. Nous avons les mêmes égards pour nos voisins : il nous paraîtrait aussi ridicule de leur disputer la portion de terre qu’ils habitent, que de leur envier la portion d’air qu’ils respirent.
Romulus :
Et vous n’êtes pas devenus les esclaves de ces mêmes voisins que vous traitez en amis?
G. Penn :
Nous sommes sous la protection d’un peuple aussi fier que le fut le peuple romain, et qui se plaît beaucoup à protéger.
Romulus :
Je me doutais bien qu’une nation qui fait vœu de ne point combattre, a besoin qu’une autre daigne combattre pour elle.
G. Penn :
Cette protection n’est pas totalement désintéressée; mais nous donnons volontiers un argent qui nous épargne des crimes.
Romulus :
Pourquoi nommer crime ce que la condition humaine rend indispensable? Parcourons l’histoire du monde, nous verrons la guerre commencer avec lui. Tel est le sort de presque tous les états, et de presque tous les hommes : il faut opprimer ou être opprimé.
G. Penn :
Je sais que le loup dévore l’agneau, que le tigre déchire le loup, que le lion étrangle le tigre : voilà donc ceux que l’homme prend pour ses modèles? Pour moi, je préfère le rôle de l’agneau à celui du loup, et même à celui du lion. Je pense qu’il vaut mieux être opprimé qu’oppresseur, et victime de la barbarie qu’être soi-même un barbare.
Romulus :
Cette maxime est bonne dans sa spéculation; mais dangereuse dans la pratique. Ce n’est point avec des axiomes que l’on fonde, ou que l’on gouverne des états. Il faut que la main qui sait cultiver un champ, sache aussi, en un besoin, le défendre.
G. Penn :
Ah! mon ami, si tous les hommes voulaient se faire Quakers!…
Romulus :
Il n’y aurait bientôt plus de Quakers dans le monde. Les grands progrès d’une secte en présagent souvent la chute. On n’embrasse un système de réforme que pour se distinguer de la foule : on y renonce aussitôt qu’on se trouve confondu avec elle.
G. Penn :
Hé bien! que tous les hommes daignent être justes, ils n’auront pas besoin d’être sectaires.
Romulus :
Ce serait une belle révolution dans le cœur et dans l’esprit humain. L’embarras, c’est d’opérer cette révolution.
G. Penn :
J’en soupçonne un moyen : ce serait d’éclairer les hommes. Ils jugeraient par eux-mêmes combien c’est dégrader leur espèce, que d’en faire l’instrument de sa propre ruine.
Romulus :
Ce moyen, quoique le meilleur de tous, ne semble pas suffisant. Il sera toujours plus difficile aux sciences de s’introduire chez les peuples barbares, qu’à ceux-ci de pénétrer chez des peuples purement philosophes. Rien de plus louable que d’exhorter les humains à la modération; rien de plus imprudent que de vivre au milieu d’eux comme s’ils étaient tous modérés. Il faut savoir et les prêcher et les combattre. On savourer avec avidité le miel de l’abeille; mais on respecte sa ruche, parce que l’abeille porte un aiguillon. En un mot, il faut présenter aux hommes, d’une main l’olive de la paix, et tenir de l’autre la hache qui peut abattre l’olivier.