De l’Histoire des deux Indes au Dictionnaire universel des sciences de Jean-Baptiste Robinet (1)
Daniel DROIXHE
P.P. Gossiaux a qualifié le Dictionnaire universel des sciences dirigé par Jean-Baptiste Robinet de «plus importante et plus prestigieuse des réalisations typographiques liégeoises des Lumières». L’ouvrage parut de 1777 à 1783, en trente volumes in-quarto, sous l’adresse de «Londres, Chez les Libraires associés». E. Weller le considérait comme imprimé à Neuchâtel; le catalogue de la Bibliothèque nationale suppose une édition parisienne; mais la bibliographie matérielle donne toutes les raisons d’en attribuer la réalisation à l’imprimeur-libraire et contrefacteur liégeois Clément Plomteux, connu pour son implication dans l’impression d’une autre œuvre encyclopédique de grande envergure, l’Encyclopédie méthodique, en collaboration avec Panckoucke.
Le Dictionnaire des sciences morales comporte un nombre important d’articles relatifs aux colonies dans le monde. Beaucoup d’entre eux semblent tirés, intégralement ou en partie, de la célèbre Histoire des deux Indes. L’emprunt est parfois avoué. C’est le cas des articles Acadie, Albuquerque, Amazone, Amboine (Isle d’Asie, l’une des Moluques aux Indes orientales), Angleterre (Nouvelle), Antigoa, Antilles, Brésil, Californie, Canada, etc. D’autres ne se réfèrent pas explicitement à l’œuvre de Raynal et Diderot, comme les articles Grenade ou Mexique, figurant dans les volumes parus en 1781-82. Une question se pose donc, en principe, de savoir laquelle, des trois éditions ou versions des Deux Indes – 1770, 1774, 1780 – le Dictionnaire de Robinet a exploitée. Disons d’emblée que la troisième édition ne paraît pas avoir été mise à contribution.
On envisagera ici la manière dont le Dictionnaire a utilisé, avec ou sans modifications, les articles Grenade et Mexique qu’on vient de citer, ainsi que le chapitre du livre XI des Deux Indes relatif à l’esclavage et à la traite des Noirs, mis en lumière par le regretté Yves Benot et ici même par Marcel Dorigny.
Le Dictionnaire offre au tome XVIII (1781) un long article intitulé De la traite des esclaves, à la Côte de Guinée. On y retrouve le texte des deux premières éditions, qui sont à peu de chose près identique. On ne revient pas ici sur les sujets successivement abordés : l’origine «fort ancienne» de l’esclavage en Afrique, son exploitation par les Européens, la formation des caravanes de «têtes de nègres», les conditions les plus profitables à la traite, etc. Notons simplement que la comptabilité du matériel humain proposée dans les deux premières éditions a dû paraître suffisamment déplacée, ou gênante, pour que la troisième supprime la fin de ce chapitre froidement pratique. De la sorte, le Dictionnaire offre en 1781 une image de la traite en décalage, ou en retrait, par rapport à celle – pour ainsi dire moins raynalienne, ou plus diderotienne – que propose la troisième édition des Deux Indes au même moment. On sait comment, selon Y. Benot, se développe à travers les trois éditions une radicalisation au terme de laquelle Diderot «a considérablement renforcé et étayé les conclusions tranchantes de la première édition», en modifiant «tout l’équilibre du livre XI», de sorte que «le point de vue abolitionniste, qui figurait déjà dans l’œuvre», est devenu en 1780 «le point de vue dominant». Ajoutons que l’appel à un renversement du système esclavagiste semble alors plus assuré, plus détaillé, et plus rhétorique. L’imagerie révolutionnaire se déploie dans une représentation digne du roman noir, en direction d’un certain style «gothique» et d’une esthétique de la cruauté. «Les champs Américains s’enivreront avec transport d’un sang qu’ils attendoient depuis si longtemps, et les ossemens de tant d’infortunés, entassés depuis trois siecles, tressailleront de joie».
Ce n’est pas le seul endroit où l’œuvre de Robinet entre en contradiction avec la position globale des Deux Indes telle qu’elle s’exprime de manière également contradictoire en 1780. Benot donne l’exemple des pages portant sur la colonisation portugaise en Asie, au livre I. «Nous découvrons en 1780 une série d’additions importantes qui en modifient fondamentalement l’esprit.» En effet, «Diderot juge utile d’avertir le lecteur qu’il n’entend pas du tout se réjouir ou approuver en quoi que ce soit les qualités techniques des colonisateurs heureux». Il met «une grande différence entre le héros qui teint la terre de son sang pour la défense de sa patrie, et des brigands intrépides qui portent la mort sur un sol étranger; ou qui la font souffrir à ses innocents et malheureux habitants». Il ne s’affligera donc pas «de la décadence de ces farouches conquérants», car «il est doux d’entrevoir la chute de cette tyrannie». «Il est consolant d’espérer le châtiment des trahisons, des meurtres, des cruautés qui la précèdent ou qui la suivent.»
Ces lignes corrigent ce qui était dit, dans les éditions précédentes, de la Cause de la grande énergie des Portugais (livre I, chap. xii), en un passage que reprend l’article Albuquerque du Dictionnaire (tome I, p. 200-201). On y lit, à propos de Blaise d’Albuquerque :
Si l’on doit être étonné du nombre de ses victoires et de la rapidité de ses conquêtes, quel droit n’ont pas à notre admiration les hommes intrépides auxquels il commandoit? Avoit-on vu jusqu’alors une Nation avec aussi peu de puissance faire de si grandes choses? Il n’y avoit pas quarante mille Portugais sous les armes, et ils faisoient trembler l’Empire de Maroc, tous les Barbares d’Afrique, les Mammelus, célèbre milice du Soudan d’Egypte, les Arabes et tout l’Orient, depuis l’Isle d’Ormuz jusqu’à la Chine.
On comprend qu’un tel passage, typiquement raynalien, ait provoqué la fraternelle correction de Diderot, ou ce que Benot appelle leur «impossible divorce». Trouve-t-on néanmoins, dans les premières éditions, des images qui annonceraient le radicalisme de Diderot? Benot discernait une approche ou ébauche de celui-ci dans les considérations sur les colonies hollandaises, au livre II.
Nul doute qu’on trouvera tout le détail sur ces préludes dans le premier tome de la grande édition critique des Deux Indes dont le Centre international d’étude du XVIIIe siècle annonce la parution imminente. On imagine que les spécialistes participant à cet ouvrage pour le chapitre du Mexique (livre VI des Deux Indes) auront bien davantage à nous apprendre que ce que met en évidence l’exemplier accompagnant ma communication, à propos des différences entre les deux premières éditions. On y voit que le Dictionnaire utilise à nouveau la première édition, alors que la seconde était disponible depuis longtemps. Épinglons juste une différence d’entrée en matière, quand il est question des lois des Mexicains. Celles-ci «punissaient de mort le mensonge, le manque de respect d’un fils à son père, le péché contre nature», mais admettaient «la pluralité des femmes», ainsi qu’y portait le climat. L’originale, et donc le Dictionnaire, les félicitaient d’avoir «de belles loix et de belles mœurs». Mais la deuxième trouvait ces dernières «extrêmement sévères».
Le Dictionnaire emprunte aussi, sans le dire, son article Grenade à la première édition des Deux Indes. On s’y attache davantage parce que l’emprunt s’accompagne de quelques suppressions. Rappelons que le passage figure chez Raynal au livre XIV. Les avatars institutionnels subis par Grenade commandent en partie les réécritures des trois éditions. Le Dictionnaire, suivant en cela l’originale, met en cause la gestion coloniale française, de 1651 au traité de Paris. Ayant donné «quelques haches, quelques couteaux, un baril d’eau de vie au chef des sauvages», les Français crurent «avoir acheté l’isle» et «trancherent du souverain»; «bientôt ils agirent en tyrans». À cette tyrannie s’opposent à la fois le courage des indigènes révoltés, qui massacrèrent «tous ceux qu’ils trouvoient à l’écart et sans défense» et d’autre part l’insurrection des colons contre un «gouverneur avide, violent, inflexible». Le tyran fut condamné «au dernier supplice».
L’originale de l’Histoire philosophique détaille ici une circonstance du jugement que reproduit aussi la deuxième édition, mais qu’omet le Dictionnaire universel.
Dans toute la cour de justice qui fit authentiquement le procès à ce brigand, un seul homme nommé Archangeli savoit écrire. Un maréchal ferrant fit les informations. Au lieu de sa signature, il avoit pour sceau un fer à cheval, autour duquel Archangeli qui remplissoit l’office de greffier, écrivit gravement : marque de monsieur de de la Brie, conseiller-rapporteur.
Quel peut être le sens de cette suppression textuelle? D’une part, le rédacteur de l’article a pu vouloir omettre une circonstance anecdotique ou n’ayant pas sa place dans un dictionnaire qui se veut principalement informatif. Mais la tonalité générale de l’emprunt à Raynal fait que le discours partisan déborde largement la simple information et eût autorisé sans réticence la reproduction du passage en question. On se demandera dès lors si la mise en évidence d’un mouvement à la tête duquel figure un analphabète opérant comme juge d’instruction ne proposait pas l’image déplaisante ou trop provocatrice d’une révolte populaire empruntant les formes légales pour abattre une tyrannie. Le rédacteur du Dictionnaire a-t-il voulu estomper cette image? Les Deux Indes dépassaient-elles les bornes d’un imaginaire de la rébellion? Le lecteur des années 1770 n’était-il pas prêt à cette rhétorique de la violence légitime que la troisième édition va faire culminer?
On se souvient du Whig, «fanatique peut-être», affirmant au livre XVIII des Deux Indes qu’on devrait conduire à Tiburn, au supplice, «un mauvais souverain» — ou «du moins un mauvais ministre» : prudente modulation — «avec aussi peu de formalités, d’appareil, de tumulte et de surprise qu’on y conduit le plus obscur des malfaiteurs». Les «droits» de la «nation» et de la liberté l’autorisaient. On se souvient de la statue de Georges III traînée dans la boue par les Bostoniens. On connaît les invitations de Diderot à briser la «chaîne de fer qui tient une nation entière aux pieds d’un seul homme», quand le pouvoir absolu de droit divin dégénère en tyrannie : la justification de la révolte fait l’objet de la proposition 72 des théologiens qui rédigent la célèbre Censure de la Faculté contre Raynal.
En 1763, le traité de Paris donne Grenade aux Anglais. Le réquisitoire contre les erreurs du ministère de Louis XV devient en quelque sorte caduc, mais la seconde édition des Deux Indes le maintient, tandis que le Dictionnaire le supprime. Le temps n’était plus à dénoncer des «malheurs trop mérités», dans un ouvrage de référence porté par un mouvement de sursaut patriotique peut-être plus franchement affirmé en 1781 qu’en 1774. Si Grenade est passée aux mains des Anglais, demande le Dictionnaire, elle «vient de leur être enlevée par ces mêmes François qui avoient été forcés de la leur céder». Au même moment, la troisième édition des Deux Indes voit du reste l’avenir de l’île rendu incertain par un «nouvel orage» qui a frappé l’administration anglaise. Celui-ci, curieusement, résulte d’une politique de tolérance. L’Angleterre a voulu reconnaître aux colons catholiques les mêmes droits qu’aux colons protestants, Mais les premiers ont contesté l’accompagnement fiscal de la mesure. La métropole s’est braquée, scandalisée par la mise en cause du droit de propriété qu’elle détient sur les colonies, d’où un affrontement brutal, «des incendies effroyables» et «d’autres calamités». Vers 1780, l’Histoire des deux Indes ne voit pas encore l’île sortie des mains des Anglais. Mais le Dictionnaire croit pouvoir annoncer qu’elle leur est déjà enlevée.
Dans cette communication, on a voulu non seulement pointer un organe de diffusion peu connu des idées des Deux Indes, mais aussi esquisser la synergie des propositions politiques et critiques qui s’établit entre deux discours sur les colonies. Il y aurait encore à évoquer, dans le même sens, les relations dynamiques qu’entretiennent les différentes éditions des Deux Indes et la presse. On a essayé de le faire ailleurs, à propos de la Révolution américaine (2). Il y aurait à l’ébaucher ici à propos de l’appel à un Spartacus noir, tel que l’imaginent Diderot ou Doigny Du Ponceau. On verra de celui-ci le Discours d’un nègre à un Européen, que reproduit en 1775, avec modifications, une autre production liégeoise, l’Esprit des journaux, à l’inventaire duquel va s’attacher le Groupe d’étude du 18e siècle de l’Université de Liège.
NOTES
(1) Communication présentée le 12 juillet. 2007 lors du XIIe Congrès international des Lumières (Montpellier).
(2) «Raynal à Liège: censure, vulgarisation, révolutions», Studies on Voltaire 286, 1991, 205-33.