Dialogue entre Alcibiade et Tymon le Misanthrope

L’Esprit des Journaux, 1775, Tome II, p. 176-82 (Réf. Gedhs : 750213)

Alcibiade :
Hé bien! vieux frondeur! la mort a donc délivré Athènes de tes déclamations, et l’humanité de ta haine?

Tymon :
La mort ne m’a rien ravi : je déclame ici comme je déclamais là-bas, et je hais les ombres, comme je haïssais les hommes.

Alcibiade :
Pauvre esprit! l’orgueil t’a bien égaré. Tu ne reprochais à tes semblables tant de défauts que pour leur voiler es propres vices. Tu imitais cet oiseau de sinistre augure, dont la présence irrite ou effraie tous les autres oiseaux, et qui cherche à couvrir leurs cris par ses croassements.

Tymon :
J’ignore à qui je dois te comparer. C’est, sans doute, au Caméléon qui prend toutes les couleurs qu’il veut prendre. On te vit adopter subitement les usages, les travers et les vices de tous les peuples qui daignaient te recevoir : Tu changeais de caractère aussi facilement que d’habitation; ‘est-à-dire, que tu n’avais ni caractère, ni habitation fixe.

Alcibiade :
Nul pays ne me fut étranger, et tout caractère me fut propre. Je sus captiver les esprits et réunir les suffrages les plus opposés.

Tymon :
Il y a dans cette conduite une souplesse qui ressemble beaucoup à la fraude.

Alcibiade :
Il y eut dans tes actions une singularité hors de toute vraisemblance.

Tymon :
Je ne me démentis jamais.

Alcibiade :
J’avais cru pourtant être le seul homme de la Grèce qui eut échappé à ton aversion.

Tymon :
Je fis mieux, je t’aimais en faveur du mal que tu devais causer à ta patrie. Je chérissais en toi l’homme qui devait un jour faire périr tant d’autres hommes.

Alcibiade :
Que je te plains de n’avoir jamais su que haïr!

Tymon :
Crois-moi, toute passion a ses plaisirs, et la haine a les siens comme l’amour. Elle ne risque pas de s’affaiblir comme lui. Tout contribue à la fortifier. Il ne faut que jeter un coup d’œil sur l’espèce humaine; sur l’ingratitude et la duplicité des hommes, la perfidie et l’inconstance des femmes; l’orgueil des grands, la bassesse des petits; la sottise de tous. Il ne faut que voir les intérêts qui les divisent, les complots qui les rapprochent, les cabales qui les élèvent, les vices qui les dégradent; l’ignorance des Savants, la folie des Sages; tant de projets insensés, d’entreprises criminelles, de forfaits répétés et impunis… Quand, dis-je, on réfléchit sur tant de travers et d’horreurs, qui pourrait n’en pas détester la source? Qui pourrait ne pas souhaiter l’ extinction de la race humaine, si peu digne de porter ce nom? Pour moi, j’eusse voulu pouvoir l’anéantir d’un souffle ou d’un regard. Quelqu’un me fit un jour la faveur de se pendre à un arbre de mon jardin. Cet arbre m’embarrassait depuis longtemps. Mais je fis publier que si d’autres citoyens voulaient en faire le même usage, je me garderais bien de le faire abattre.

Alcibiade :
Quel avantage te revint-il d’avoir tant méprisé les hommes?

Tymon :
Celui de les mépriser.

Alcibiade :
Celui-là, si c’en est un, te privait d’une infinité d’autres. L’homme n’est point né pour vivre seul. Il a besoin de s’appuyer sur ses semblables, comme les arbres d’une forêt se soutiennent mutuellement. Plus ils se touchent, moins l’orage a de prise pour les déraciner. Que m’importe les défauts des hommes si toutes mes vertus ne peuvent suffire à mon bien-être? J’aime encore mieux me plier à leurs faiblesses que de végéter tristement avec mes perfections.

Tymon :
On ne te vit point déroger à cette maxime : elle fut la base de ta conduite et de tes écarts.

Alcibiade :
Je ne fus jamais plus sage que lorsque je parus l’être le moins.

Tymon :
L’étais-tu quand on te vit étaler un luxe au dessus de ce qu’avait encore vu la fastueuse Athènes?

Alcibiade :
Mon ambition fut d’éclipser en tout mes rivaux et mes concitoyens. Je voulais primer dans tous les cas; avoir la plus belle maîtresse, le char le plus brillant, la table la mieux servie, les meilleures statues, les meilleurs tableaux, la maison la mieux bâtie, les jardins les mieux ornés; je brillais également dans les jeux, dans les fêtes et dans les combats; j’eus le prix de la course aux jeux Olympiens, et celui de la valeur au combat de Stagire. Enfin, je passai en même temps pour être le plus magnifique, le plus voluptueux et le plus brave des Athéniens.

Tymon :
J’excuse en toi la valeur, puisqu’il est toujours on d’être le plus fort parmi les méchants. Mais pourquoi ce faste et ce luxe qui te suivaient partout?

Alcibiade :
Ils ne me suivirent point à Lacédémone. Réfugié dans cette ville austère, j’y devins un exemple d’austérité. J’enchérissais encore sur la discipline rigoureuse des Spartiates. Le plus sobre à table, le plus ardent aux exercices, le plus prompt à courir aux hasards, ils m’auraient cru né parmi eux, s’ils n’eussent point déjà appris à leurs dépens que j’étais né dans Athènes.

Tymon :
La discipline de Sparte exigeait-elle aussi qu’Alcibiade séduisit la femme de son hôte?

Alcibiade :
Ce fut un trait de faiblesse. D’ailleurs les Spartiates n’étaient rien moins que rigides sur ce point. Ils autorisèrent plus d’une fois, par une loi authentique, ce que je ne me permis alors que tacitement.

Tymon :
Au moins avoueras-tu qu’un homme qui se plie à tout est un homme pour qui tout est indifférent.

Alcibiade :
Tes conséquences tiennent de ta conduite; elles sont extrêmes comme elle. J’eus des notions plus saines que toi du vice et de la vertu. Qu’as-tu fait sur la terre? Ton rôle se bornait à haïr les humains qu’il eut fallu consoler. Tu invectivais ceux qu’il fallait plaindre. Tu ne connus ni l’amitié, ni le patriotisme, ni aucuns des liens qui rassemblent et maintiennent la société. Les lois veillaient à ta conservation, et tu aurais voulu détruire ces lois. Tu blâmais tout ensemble, et les occupations et les délassements de l’esprit. Tu enviais à l’homme les avantages qui le distinguent de la brute, les douceurs qui l’aident à supporter la vie, les goûts, les liaisons qui le rendent supportable à lui-même. Sans tous ces dédommagements, que voudrais-tu que les hommes fissent sur la terre?

Tymon :
Qu’ils en disparussent.

Alcibiade :
L’expédient est digne de toi. On te vit pourtant conserver, avec assez de résignation les jours que te laissa la destinée. Il devait te sembler plus facile de quitter le séjour des humains que de les en faire tous disparaître.

Tymon :
Je voulus y rester pour les haïr et les reprendre plus longtemps. J’ignore si mes reproches leur furent jamais utiles; mais leurs travers me l’étaient. Ils servaient d’aliment à mon aversion, et je me pardonnais de vivre, puisque je ne ressemblais à aucun de ceux qui vivaient.

Alcibiade :
Veux-tu savoir comment l’on doit vivre avec les humains? Comme un passage avec ses compagnons de voyage. Il s’agit d’égayer le trajet, et chacun doit y contribuer pour sa part : chacun, en un besoin, doit se prêter aux manœuvres. C’est en se réunissant qu’on parvient à faire tête à l’orage. C’est aussi, en se réunissant, qu’on goûte mieux les douceurs du calme. La vie humaine est un vaisseau plus souvent agité que paisible. N’augmentons point le tumulte par des cris et des emportements déplacés. Que dirais-t d’un homme qui s’occuperait sans cesse à contrecarrer les saisons et les éléments? Qui se couvrirait de fourrures quand le soleil brûle les moissons, et qui marcherait nu quand la gelée fend les roches et arrête le cours des fleuves?

Tymon :
Je dirais que cet homme a raison de ne vouloir dépendre ni du froid ni du chand.

Alcibiade :
Je dirais, moi, qu’il pend beaucoup de peine pour accroître les disgrâces de sa condition. Il est de son intérêt de les adoucir. Il doit être l’homme de tous les pays, parce que tous les pays renferment des hommes; que tous leurs travers ne les dépouillent pas de ce titre, et que l’homme le moins raisonnable est celui qui a raison contre tout le genre humain.