Dialogue entre Alexandre et Charles XII, aux Champs Élysées

L’Esprit des Journaux, 1775, Tome XII, p. 213-19 (Réf. Gedhs : 751217)

Alexandre :
Vous voilà donc arrivé dans ce séjour, Roi de Suède; il y a déjà quelques temps que j’entends parler de vous à des Sarmates et à des Cimmériens que vous avec envoyés ici. Ils me disent tous que la lecture d’un Romancier Romain qui a défiguré mon Histoire, vous avait inspiré le dessein de me ressembler. Cela est-il vrai?

Charles XII :
Très vrai, illustre Alexandre. Vous étiez mon héros, mon maître, mon modèle, je ne voyais que vous. À votre exemple, je voulus me rendre le Conquérant du Nord de l’Europe, comme vous étiez devenu celui de l’Asie. Trois puissants ennemis, les Danois, les Polonais et les Russes attaquèrent ma jeunesse. Je les vainquis; et pour vous imiter en tout, je donnai un Roi à la Pologne, comme vous en aviez donné un à Sidon; et, comme vous, je choisis non le plus riche et le plus puissant, mais le plus vertueux.

Alexandre :
Il fallait vous en tenir là, et par une paix glorieuse dont vous étiez le maître de dicter les conditions, ne faire désormais consister votre ambition qu’à rendre la Suède florissante par le commerce et les arts, au lieu de vous obstiner à vouloir détrôner Pierre I, à qui vous n’avez fait qu’apprendre à vaincre.

Charles XII :
Mes premiers succès m’avaient ébloui. J’étais naturellement entêté, et je prenais cet entêtement pour de l’héroïsme. Je m’enfonçai dans les déserts de l’Ukraine aussi étourdiment que vous vous jetâtes dans la ville des Oxydraques.

Alexandre :
Quelle est donc cette ville des Oxydraques dont je n’ai jamais entendu parler?

Charles XII :
Comment? Vous n’avez point assiégé dans l’Inde une ville de ce nom? Vous n’avez point sauté seul dans la ville du haut du rempart? Vous n’y avez pas été dangereusement blessé, et n’y auriez-vous point péri, si Peucestes, Cratere et Léonidas n’étaient venus à votre secours, après avoir enfoncé la porte?

Alexandre :
J’étais brave, mais je n’étais pas fou. Or, c’eût été avoir perdu la tête que de m’exposer ainsi : je vois bien que c’est là une des rêveries de mon prétendu historien. J’avais pris les armes contre Darius, parce que j’étais Capitaine Général de la Grèce, et qu’il fallait la venger de tout ce que Xerxès et les autres prédécesseurs du Monarque Perse lui avaient fait souffrir. Lorsque la trahison de Bessus m’eut délivré de Darius, à qui j’aurais peut-être rendu ses états, je me trouvai bien obligé de soumettre les petits Princes de l’Inde, ses alliés ou ses vassaux. De retour de cette expédition, je me proposais de faire de Babylone le siège de mon Empire, et d’y appeler le commerce de l’Asie et de l’Inde, comme j’avais fixé à Alexandrie, que j’avais fondée, celui de l’Europe et de l’Afrique. Je conquérais les Nations moins pou les asservir que pour les unir entre elles. Je voulais ne faire de l’Univers connu qu’une seule famille immense qui aurait béni à jamais ma mémoire. En un mot, j’envisageais une paix universelle, que la terreur de mes armes aurait rendu durable, comme le prix le plus satisfaisant de mes travaux. Vous, au contraire, vous ne vouliez vaincre que pour détruire, il n’a pas tenu à vous que vous n’ayez renversé dans sa naissance l’édifice de la législation et des mœurs que votre rival commençait à élever, et ça été un bonheur pour l’Europe et pour l’humanité que vous ayez été vaincu à Pultawa.

Charles XII :
À vous entendre, on dirait que je n’ai raisonné aucune de mes démarches.

Alexandre :
Mais il y paraît assez. Votre opiniâtreté seule vous guidait, et vous comptiez trop sur votre fortune. D’ailleurs, le despotisme que vous affectiez était insensé et brutal. On m’a dit que de votre prison de Demotica vous aviez écrit aux sages citoyens qui gouvernaient votre Royaume en votre absence, que vous leur enverriez une de vos bottes pour les présider. Est-ce là régner? Est-ce là se modeler sur moi?

Charles XII :
Vous le prenez sur un ton bien haut. Cependant j’ai été plus continent et plus sobre que vous; je n’ai point tué mon meilleur ami, dans l’ivresse; je n’ai point eu la folie de rougir de mon père, et de me vouloir faire passer pour fils de Jupiter.

Alexandre :
C’était dans moi l’effet d’une politique raisonnée. Il fallait du merveilleux aux peuples conquis. Les noms d’Hercule et de Bacchus remplissaient toutes les bouches, et je voulais passer pour plus qu’un homme aux yeux des Perses. Quant à la continence, qu’il me suffise de vous dire que Sisygambis, qui avait survécu à la mort de Darius, n’eut pas assez de force pour survivre à la mienne. Je suis le seul conquérant à la perte duquel la famille qu’il a détrônée, verse des larmes et des larmes sincères. Quant aux excès de la table que vous me reprochez, j’en ai été assez puni, puisque j’y ai trouvé la mort. Mais je vous dirai que, pour rendre ma domination agréable aux peuples vaincus, il fallait, loin de heurter leurs mœurs et leurs usages, m’en rapprocher autant qu’il était possible, afin de leur faire illusion sur leur servitude. C’était la seule manière de confondre les deux nations pour n’en faire qu’une, et c’était le plus sûr moyen de parvenir à cette paix durable qui faisait l’objet de tous mes vœux. À l’égard de Clitus, je passe condamnation. Mon désespoir, mes regrets, l’attentat que je voulais commettre sur moi-même, ne m’excusent point à mes yeux. Mais je pourrais vous dire que je n’étais point cruel de sang-froid, et je regarde le meurtre de Clitus commis dans un mouvement de colère, comme bien plus pardonnable que le supplice de l’infortuné Patkul. Quel droit aviez-vous sur sa vie? Qu’avait-il fait? Il avait soutenu avec la noble fermeté d’un bon citoyen les droits de sa patrie; il n’était pas né votre sujet; il était même revêtu d’un caractère sacré; mais votre inflexible barbarie, votre cruauté froide vous firent oublier et le droit des gens et l’humanité; vous n’écoutâtes que votre haine, et cela seul est capable de flétrir la plus belle vie.

Charles XII :
Il est vrai que je ne pouvais pardonner à Patkul d’avoir fait l’impossible pour soustraire la Livonie à mes volontés Je croyais que tout était fait pour m’obéir, et je conviendrai avec vous, que je mis peut-être trop de dureté dans sa condamnation.

Alexandre :
Vous ne vous laverez jamais de cela, non plus que d’avoir donné votre confiance au Baron de Goërtz qui était coupable du plus grand des crimes, celui de calomnier sa Nation, et de lui faire perdre la confiance de son Roi. Je ne doute point qu’il n’en soit puni, et son supplice sera juste.

Charles XII :
Que vouliez-vous que je fisse? J’étais sans ressources, et Goërtz n’en manquait jamais. D’ailleurs, je soutenais alors une guerre malheureuse; j’espérais toujours de me relever, et même de me voir en état de faire la loi à mes ennemis. J’étais jeune encore, et peut-être en serais-je venu à bout.

Alexandre :
C’est-à-dire qu’une mort prématurée a arrêté le cours de vos desseins, tout comme des miens. La différence qu’il y a entre vous et moi, c’est que mes projets étaient tous grands et n’avaient que le bonheur des Nations pour objet. Les vôtres étaient petits, et ne rendaient qu’à soutenir vos inimitiés personnelles. Si vous m’avez ressemblé, quant à la valeur, vous n’avez pas connu, comme moi, l’art de gouverner les hommes. En un mot, vous n’étiez pas Alexandre; mais vous auriez été le meilleur soldat d’Alexandre.