Dialogue entre François Premier et Charles Quint
L’Esprit des Journaux, 1775, Tome VIII, p. 203-11 (Réf. Gedhs : 750820)
Charles Quint :
Quel est le livre que vous lisez là si attentivement?
François Ier :
C’est l’Esprit des Lois : l’auteur de cet ouvrage ne flatte point les Maîtres, mais il les instruit; si nous avions suivi, vous et moi, ses maximes, nous n’aurions pas eu tant d’ardeur pour la guerre; et au lieu de nous battre comme des furieux pour gouverner des Peuples qui ne voulaient point de nous, nous sous serions appliqué à rendre heureux ceux que la Providence avait confiés à nos soins.
Charles Quint :
Voilà une belle morale, en vérité! Il paraît que votre auteur est du sentiment de ce fou d’Abbé qui voulait, à ce qu’on dit, établir une paix universelle.
François Ier :
Cet Abbé dont vous parlez, était un bon citoyen : mais l’auteur de l’Esprit des Lois était un vrai Philosophe.
Charles Quint :
Vous en êtes pourtant là sur un article qui n’est guère philosophique : «La vénalité des charges, dit-il, est bonne dans une Monarchie.» Assurément il est le premier Philosophe qui ait avancé un pareil paradoxe. Au reste, vous lui devez des remerciements, il a fait votre apologie car c’est vous qui, pour subvenir à vos dépenses énormes, mîtes à l’enchère le droit de rendre justice.
François Ier :
Il en est de ce que je fis alors comme de la plupart des bonnes institutions : le hasard y donne la naissance, et on n’en reconnaît l’utilité que lorsque le temps les a fortifiées. Quand j’introduisis la vénalité des charges, je n’envisageai qu’un secours présent; j’ai reconnu depuis que mon établissement avait d’autres avantages; c’est ainsi que la Providence sait mettre à profit, pour le bien général, les passions et les vices des particuliers, et que celui qui n’avait agi que pour son intérêt personnel et souvent étonné d’avoir travaillé pour la postérité.
Charles Quint :
Je ne vois pas trop bien quel bien a produit votre établissement; et il me semble qu’il choque entièrement la raison. Quoi! parce qu’un ignorant aura hérité de cent mille francs de son père, il aura droit de s’asseoir dans le Tribunal de la Justice, et de décider en despote de la vie et de la fortune de ses concitoyens? Cela ne me paraît pas naturel.
François Ier :
Non, sans doute, si vous considérez chaque Juge en particulier; mais il faut voir Corps judiciaire d’abord en lui-même, et ensuite dans son rapport avec le reste de l’État : c’est ainsi qu’on en doit user à l’égard des établissements politiques. Il ne faut point les envisager séparément et détachés du corps général de la constitution : il faut examiner la constitution entière, et l’enchaînement des institutions diverses. D’abord il est certain que dans les corps de magistrature, vu leur dignité et leurs prérogatives, vu même le prix des charges, il se trouvera un grand nombre de personnes distinguées qui seront, par leur naissance et par leurs richesses, au-dessus de la séduction et de la corruption; les charges devenant, pour ainsi dire, un bien propre à certaines familles, les esprits s’y tourneront alors uniquement à l’étude des lois, et elle deviendront des pépinières d’excellents magistrats; c’est ce que l’expérience a prouvé : enfin on ne peut créer des magistrats que de trois façons, ou par le choix du Roi, ou par celui du Peuple, ou en procédant par la voie du hasard. On s’en rapporterait, avec raison, au choix du Roi, s’il pouvait tout voir par lui-même, et s’il n’était pas environné de gens qui peuvent être intéressés à le tromper; mais le plus souvent celui qu’il aurait choisi pour rendre la justice en son nom, ne serait que la créature d’un Ministre ambitieux, ou un vil esclave de la faveur. On doit encore moins s’en rapporter au choix du Peuple, parce que dans une Monarchie, le dépôt de l’autorité étant entre les mains du Souverain, c’est à lui seul que la distribution des emplois doit appartenir. Il ne reste donc plus que la voie du hasard, dont se sont servis plusieurs anciens Peuples, chez lesquels le sort des dés décidait de divers emplois; et en rendant les charges vénales, j’ai introduit une méthode plus favorable à l’émulation et plus encourageante pour le commerce. Avant moi, un honneur, souvent bizarre était seul mobile des actions des Français : par une nouvelle institution, j’ai ajouté un nouveau ressort à la machine du gouvernement; c’est l’amour des richesses qui sont devenues une source de distinctions.
Charles Quint :
Il paraît que depuis votre mort vous avez pris de grandes idées sur la politique.
François Ier :
C’est que j’ai réfléchi davantage. Lorsque je régnais, j’étais, comme la plupart des grands, entraîné par mes passions et ébloui par un vain fantôme de gloire; je ne croyais pas qu’un Roi pût être grand sans gagner de batailles; et c’est cette fausse idée qui m’a précipité moi et mon Royaume dans une infinité de malheurs que j’aurais évités si j’avais été plus sage.
Charles Quint :
Je ne suis pas étonné que vous déclamiez si fort contre la guerre, elle vous a été rarement heureuse.
François Ier :
Cela est vrai; mais elle m’a toujours été plus glorieuse qu’à vous; je n’ai été vaincu que parce que je n’ai jamais daigné employer contre vous les mêmes artifices dont vous vous êtes servi cotre moi.
Charles Quint :
Il y a des occasions où tant de délicatesse est hors de raison; si j’avais été si scrupuleux, j’aurais fort bien pu manquer l’Empire, et je n’aurais pas soumis tant de Peuples à mon pouvoir.
François Ier :
Vous n’auriez pas eu tant d’esclaves, mais vous n’auriez eu plus de véritables sujets : pour moi, mon but n’a jamais été d’asservir les autres hommes; l’amour de mon Peuple de France m’était plus précieux que l’adoration et la crainte servile de tous les Peuples de l’Europe, et je me glorifiais du titre de premier Gentilhomme de mon Royaume.
Charles Quint :
Ce titre-là peut être fort beau : mais je vous avoue franchement qu’il n’aurait pas contenté mon ambition.
François Ier :
Je le crois bien, vous n’étiez pas Roi de France.
Charles Quint :
En vérité, vous n’avez point changé, et vous avez conservé toutes les idées dont vous étiez si fort entêté pendant votre vie : c’était un je ne sait quel point d’honneur qui vous conduisait et qui était l’âme de toutes vos entreprises, et vous vous consoliez de la perte de tous le reste pourvu que vous eussiez conservé cette chimère, qui n’existait que dans votre imagination.
François Ier :
N’en raillez point. Si cet honneur mal entendu m’a fait perdre la bataille de Pavie, il a conservé pendant plusieurs siècles la Monarchie Française dans toute son intégrité, et c’est le plus sûr gardien de la liberté des Peuples. La vertu est aisée à séduire; les passions et les préjugés luttent sans cesse conte elle; l’ignorance peut l’égarer, l’intérêt peut la corrompre, la crainte peut l’abattre; l’honneur au contraire est inflexible par sa nature : son empire st fondé sur la vertu, et affermi par les passions et les préjugés même sui la détruisent. Il ne plie point sous les menaces d’un tyran, parce que son plus beau triomphe consiste dans son intrépidité; et les moindres caprices suffisent pour arrêter le cours rapide du despotisme, à qui la vertu humiliée n’aurait opposé qu’une faible digue; enfin c’est, selon moi, le ressort politique le plus convenable en même temps et à la dignité et à la faiblesse de l’espèce humaine. Voilà pourquoi je préfère à tous les Gouvernements la Monarchie, dont l’honneur est le ressort, et à toutes les Monarchies, la Française, dans laquelle l’honneur règne avec le plus d’empire.
Charles Quint :
Moi, je crois que le meilleur Gouvernement est celui qui est le mieux dirigé.
François Ier :
Vous avez raison, et c’est ce qui prouve la supériorité du Gouvernement Français sur tous les autres : car c’est celui qu’il est le plus aisé de bien conduire : le Monarque n’a qu’à flatter l’honneur des citoyens et se prêter à leur amour, pour être sûr de leur obéissance et de leur bonheur. La jeunesse même du Prince ne nuit point à la sûreté de l’État, avantage précieux que n’ont point tous les autres Gouvernements. Figurez-vous un jeune homme à la tête des affaires dans une République, ou placé sur un trône despotique; vous verrez tout en confusion, l’État sans crédit au-dehors, sans tranquillité au-dedans, un Peuple dans la défiance et toujours prêt à se soulever, des Ministres ambitieux, se jouant également de l’inexpérience de leur Maître et de l’inquiétude des Peuples, et ne travaillant qu’à leur propre agrandissement. Figurez-vous au contraire un jeune Prince sur le trône de la France : vus serez enchanté de l’union du Peuple et du Monarque; l’amour, si naturel au Français pour leurs maîtres, s’accroîtra encore et sera mêlé de cet intérêt touchant qu’inspire la jeunesse; le Roi, de son côté, prévenu par les témoignages de leur affection apprendra de bonne heure combien il est doux d’être aimé; son cœur s’ouvrira aux impressions du sentiment le plus tendre, et plein de l’effusion de la joie publique, il sera fermé aux mensonges fades et empoisonnés de la flatterie. Si vous voulez achever le tableau d’un Gouvernement délicieux, donnez à ce jeune Roi pour épouse une Princesse du même âge, qui réunisse aux grâces de la figure, aux agréments de l’esprit, à la bonté du cœur, la dignité d’une naissance auguste, vous comblerez par là l’ivresse du Peuple, la satisfaction du Roi, et vous assurerez le bonheur de tous; Médiatrice aimable, placée entre le Maître et les Sujets, elle ménagera aux derniers de nouveaux bienfaits et reportera au premier de nouveaux tributs d’amour et de reconnaissance.
Charles Quint :
Vous peignez d’après nature, et je reconnais aisément vos modèles.
François Ier :
Cela n’est pas difficile, ils sont pris dans ma famille et dans la vôtre.