Dialogue entre Galilée, Malherbe et Fontenelle*

L’Esprit des Journaux, 1775, Tome VII, p. 189-99 (Réf. Gedhs : 750717)

Un instant de folie aimable
Vaut mieux qu’un bon raisonnement.
Car. de Bernis

Galilée :
Te voilà donc descendu aussi aux enfers? Tes muses, ton Apollon, tes vers, rien n’a pu e garantir des traits de la mort : encore si en buvant de l’eau de cette charmante fontaine, à laquelle tu t’enivrais si souvent, tu avais trouvé le secret de prolonger tes jours, je respecterais volontiers la poésie et les poètes; mais puisqu’il faut mourir, et que personne n’est exempt de cette loi générale de la nature, j’aime mieux avoir été un bon physicien qu’un grand poète : je ne sais pas même si je voudrais retourner sur la terre pour le devenir,quand bien même il plairait à Pluton de m’y renvoyer, et de me donner mon passeport pour l’autre monde.

Malherbe :
On ne m’avait donc pas trompé en me disant sur la terre que tu avais perdu la tête : je n’en ai rien voulu croire, j’ai attendu pour juger par moi-même; je vois aujourd’hui qu’on ne m’en a point imposé. Mais… si cette fontaine d’Hypocrêne, dont tu parles avec tant de mépris, ne peut prolonger nos jours d’un instant; il me semble de même que l’eau qu’on t’a fait boire dans les prisons de l’Inquisition n’a pu te rendre le bon sens que tu avais perdu.

Galilée :
Voilà de belles idées politique! Tu aurais bien dû y mettre un peu de rime; car il n’y a pas trop de raison. Pour me donner une plus haute idée de la poésie, pourquoi me parler en prose? Les charmes qu’a naturellement un vers harmonieux et bien cadencé, auraient pu me faire illusion : peut-être que…

Malherbe :
Le détracteur d’un talent aussi sublime n’est point digne d’entendre le langage des Dieux. Mais, dis-moi, d’où te vient ce dégoût? pourquoi tant mépriser les poètes? As-tu la vanité de te croire un personnage plus important qu’Homère, Anacréon, Sapho, Pindare, Horace, et tant d’autres que je pourrais te citer? Tu serais bien heureux de les atteindre et de marcher d’un pas égal à l’immortalité qu’ils ont acquise. Je suis tenté de croire que tu as encore la tête dans les cieux, et que tu cours après les satellites de Jupiter.

Galilée :
Vains propos! vaines déclamations! Je reconnais à ces traits la gent poétique, toujours jalouse, toujours envieuse du bonheur d’autrui. Hélas! comment ne seriez-vous pas jaloux de la gloire des étrangers, puisque vous l’êtes les uns des autres, au point de vous déchirer parles satyres les plus sanglantes.

Malherbe :
Que les mauvais poètes soient jaloux les uns des autres, qu’ils se piquent, qu’ils se mordent, qu’importe! cela décide-t-il la question? As-tu pour cela le droit de mépriser la poésie et les poètes en général? Pour un mathématicien, tu tires des conséquences bien singulières; tu nous fais là une bien pitoyable équation.

Galilée :
Pour te prouver que je n’ai pas si tort que tu te l’imagines, voyons un peu à quoi vous passez votre vie, vous autres poètes : quelle est votre étude? quels sont les objets qui vous fixent? Perchés sur un Pégase imaginaire, vous vous croyez perpétuellement dans les forêts du Pinde et de l’Hélicon, où vous caressez des Muses encore plus imaginaires; votre imagination vagabonde, ou plutôt le démon qui vous obsède, se crée une nymphe, dont la figure chiffonnée vous trouble le cerveau : vous vous croyez toujours auprès d’elle, tandis qu’elle fuit loin de vous; vous passez les jours et les nuits à pleurer, à gémir, et le tout sans rien perdre de la gaieté qui vous est naturelle. Là, c’est une fleur qui vous occupe des semaines entières; ici c’est un bouquet pour Thémire : là un compliment pour Eglé qui vous adore, et qui cependant ne vous connaît pas; ici, c’est le chien de Mélanie à qui il faut ériger un cénotaphe : plus loin, c’est l’oiseau de Sylvanie dont il faut faire l’apothéose : enfin il n’est point de singe, de chien, de chat qui n’ait des vertus, et un poète pour les chanter. Heureux! si le fruit de ses travaux et de ses veilles ne faisait point dormir les autres! Quelle belle occupation pour un homme qui aspire à l’immortalité! Voilà cependant celle de presque tous les poètes. Tandis que vous vivotez si insipidement, à charge à vous-mêmes et aux autres, semblables à l’aigle audacieux, nous nous élevons d’une aile rapide jusqu’aux nues; admis dans les cieux, nous entrons dans le palais des Dieux, que vous invoquez en vain sur la terre : nous leur donnons des lois, nous connaissons tous leurs secrets, nous éclairons toutes leurs démarches, enfin rien n’échappe à nos yeux. Cette vénus si célèbre dans vos écrits, nous la forçons à nous obéir : c’est nous qui composons sa Cour, tandis que vous êtes à vous morfondre en rimaillant à la toilette de quelque aventurière, à qui vous prodiguez ce nom. Cet Apollon qui vous fait perdre la tête à tous, et que vous ne pouvez invoquer dans être hors de vous-même, nous le voyons, nous conversons avec lui; attachés sur ses pas, nous le suivons partout : il ne peut faire une démarche sans que nous en soyons informés sur-le-champ. Je n’en finirais pas, si je te nommais les dieux et les déesses que nous visitons dans les cieux. Après cela, osera-tu me le disputer, et prendre le pas sur moi?

Malherbe :
Oui. Tu plaides fort bien ta cause, de manière même à la gagner, si tu n’avais personne pour te contredire : mais tu en es bien loin, et j’espère te faire rabattre de tes préventions. Vous composez la Cour de Vénus, dis-tu, vous la suivez de l’œil quand elle va rendre visite au Soleil, vous connaissez, vous prévoyez même toutes ses démarches; j’en conviens pour un instant : mais est-il bien vrai que vous lui faites faire tout ce que vous voulez? Contemplez-vous de près ces puissants attraits, ces charmes séducteurs, qui la rendent la Reine et la plus belle de toues les divinités? Voyez-vous cette ceinture magique, aussi précieuse à l’Univers que toutes les découvertes astronomiques ensemble? Voyez-vous à ses côtés les grâces, les ris, les jeux, les amours, formant autour d’elle un groupe aimable, folâtrer et jouer sur un tapis de verdure? Est-ce là ta Vénus? La reconnais-tu à ce portrait? Celle que tu nous vantes tant est une petite malheureuse étoile, à qui des laboureurs grossiers et ignorants ont donné ce nom, et qui tourne comme une évaporée autour du soleil; encore vous autres astronomes, vous ne pouvez la voir quand vous voulez, il faut que le ciel vous favorise; sans cela, adieu votre Vénus : nous, au contraire, à toute heure du jour, à toute saison, nous pouvons voir la nôtre. Qu’il pleuve, qu’il grêle, qu’il vente, qu’il neige, admis dans son appartement, car elle se plaît à descendre sur la terre pour se faire voir aux mortels, nous la voyons, nous lui parlons : elle ne dédaigne pas de nous répondre par quelques faveurs, qui nous dédommagent bien de notre travail et de nos peines : elle a bien voulu prêter sa ceinture au divin Homère, pour qu’il put chanter plus élégamment ses divins appas. Que peux-tu me répondre à cela? Ce soleil que tu nous vantes tant, osez-vous le fixer? le pourriez-vous même quand vous le voudriez? Vous ne pouvez le regarder et le voir qu’au bout de vos lunettes ou en descendant au fond d’une cave; encore faut-il qu’il le veuille et qu’il se prête à vos désirs, en écartant les nuages qui pourraient vous le dérober : nous, au contraire, nous le trouvons prêt, quand nous l’appelons; pour nous sa Cour est toujours ouverte; au lieu des pauvres planètes que vous voyez errer géométriquement autour de lui, nous nous mêlons aux muses qui l’accompagnent et qui format sa Cour; nous entendons les unes tirer des soirs agréables d’une lyre d’or, tandis que les autres se disputent aux rossignols et aux oiseaux des bocages, par la douceur et l’harmonie de leurs chants. Après cela, viens nous vanter la beauté des corps célestes, qui ne vous donnent de repos, ni jour, ni nuit. Ne vaut-il pas mieux converser avec une nymphe aimable, qui nous adore… que de passer sa vie un compas et une lunette la main, à faire des observations, qui à la fin ne sont d’aucune utilité. Tantôt, c’est votre vieux Saturne qui perd son anneau; il faut sécher et pâlir sur vos livres, chercher par b – y – x le jour, l’heure, la minute même à laquelle il se retrouvera. Dis-moi, n’es-tu pas bien avancé quand tu vois reparaître un anneau dont tu ne peux faire aucun usage. Tantôt c’est votre grimacière de Vénus qui se donne les airs de passer sur le soleil, et qui vous fait courir les mers, braver les orges, les tempêtes, les brouillards, les vents, le froid et le chaud, la mort même : pourquoi? Souvent pour rien. Car si elle est de mauvaise humeur, elle choisir pour voyager un temps noir et nébuleux; elle passe et vous ne la voyez pas, et vous êtes forcé de lui souhaiter le bonsoir, et de revenir tristement dans vos bateaux manger du biscuit et boire de l’eau. Tantôt, enfin, cette lune quinteuse se cache derrière le soleil : il vous faut être aux aguets pour savoir quand il lui plaira de revenir. Quand vous avez examiné, bien regardé, en êtes-vous plus avancé? Un laboureur, un artisan, un homme quelconque, en fait presque autant que vous : il voit la lune s’éclipser, il s’en console; il s’imagine voir une belle irritée qui boude son amant. Quand elle reparaît, il peut dire, aussi bien que le premier astronome, il y a eu hier une éclipse de lune, et il est tout aussi avancé que vous. Il n’en est pas de même de nous : Vénus a-t-elle perdu sa ceinture, nous l’avons bientôt trouvée. Le dessin en est dans notre tête : nous pouvons même lui en substituer une plus belle que celle qui était perdue : nous la présentons nous-mêmes; un sourire est le prix dont Vénus paye notre travail : car il n’et pas donné à tous de partager les faveurs qu’elle n’accorde qu’après une longue suite de victoires. Diane veut-elle s’égarer dans les bois, nous la suivons d’un pas rapide, nous arrivons aussitôt qu’elle est au rendez-vous : une eau claire et limpide la reçoit dans son sein; alors, si nous craignons d’alarmer sa pudeur et de subir le sort du malheureux Actéon, un habit de nymphe nous tire d’embarras; nous avançons; bientôt le même bain nous reçoit : nous contemplons à loisir ces appas séduisants, qu’un mortel ne peut apercevoir sans être puni de sa témérité. Viens nous dire à présent que les poètes ne travaillent que d’après les astronomes et les géomètres; je te renverrai bientôt à tes calculs et à tes livres.

Galilée :
J’aurais presque envie de croire tout ce que tu viens de me dire, si je n’étais prévenu que vous autres poètes vous ne parlez jamais sans fiction, sans changer toujours du blanc au noir; vous défigurez tout, et après avoir retourné un objet de mille façons, vous croyez l’avoir approfondi; vous n’avez fait que l’effleurer, et vous finissez par perdre la tête.

Malherbe :
Je voudrais bien savoir qui l’a perdue de toi ou de moi : j’en fais juge la première ombre que nous allons trouver. J’aperçois celle de Fontenelle : depuis trois jours il est ici; lui qui a si bien fait parler les vivants et les morts, et qui d’ailleurs a été poète et géomètre, peut bien nous juger; prenons-le pour arbitre. S’il a pris un parti plutôt que l’autre, dans certaines circonstances; c’est qu’il eut des esprits fins et délicats, un siècle éclairé à ménager : mais ici il n’a plus rien à redouter; son jugement ne peut te paraître suspect. Il me semble qu’il pénètre mon dessein, car il s’avance un peu plus vite. Considère sa démarche, cet air enjoué, badin et spirituel, ne crois-tu pas voir le soleil se lever et rendre à la nature la beauté et l’éclat que la nuit lui avait fait perdre. Réponds; a-t-il l’air d’avoir perdu la tête?

Galilée :
Fontenelle était plutôt géomètre et physicien que poète; et en cette qualité il n’a pu la perdre.

Malherbe:
Ne l’as-tu pas perdue toi, en me disant que Fontenelle doit sa réputation plutôt à la géométrie qu’à la poésie? Mais finissons; le voici. « Nouvel habitant ce ces régions fortunées, c’est à toi à nous juger : fais l’arbitre du différend qui nous retient; je vais t’en expliquer la cause. »

Fontenelle :
Il me suffit… Je sais quel est votre différend. Caché à l’entrée de ce bois de myrte et d’orangers, je n’ai entendu qu’à regret vos récriminations. Pourquoi vous disputer? N’avez-vous pas chacun votre mérite particulier? Pourquoi chercher à vous dénigrer mutuellement. De tout temps l’astronomie et la poésie ont été regardées comme deux sœurs également respectables : mais la poésie a toujours eu l’avantage sur l’autre; ainsi l’ont voulu les dieux. Un bon poète et un habile géomètre ont leur gloire et leur réputation indépendante l’une de l’autre : ainsi point de débats. Toi donc, Galilée, quitte cette humeur noire et atrabilaire, quand tu parles des muses et d’Apollon, que tu n’as jamais vus que de loin, ne dérange point la couronne de Vénus, ne foule point aux pieds les fleurs qui la décorent : ton étoile brillante, que tu affectionnes tant et que tu aimes à voir tourner autour du soleil, trouve-la charmante : mais trouve aussi Vénus plus aimable et plus belle, quand on te la montrera endormie sous un berceau de rose et de myrte, l’amour sur son sein, et deux colombes à ses côtés. Suis Diane avec nous dans les forêts, mêle-toi au chœur de ses nymphes, et va voir ensuite, si tu le veux, quel jour la lune sera dans son plein. Enfin, tu ne serais plus un grand homme si tu étais l’ennemi de celui qui partage avec toi un si beau titre. Avance; place-toi entre nous deux, et viens boire au fleuve Léthé, pour oublier ce que tu as dit contre un talent qui sera toujours le plus propre à conduire un homme à l’immortalité.

* Ce dialogue a été composé à l’occasion d’un petit différend qui s’est élevé dans une société d’amis, entre un mathématicien astronome, dont le nom est connu, et un jeune poète. L’auteur fut engagé à chanter cette petite querelle, qui se termina par la lecture du dialogue qu’on présente au public.