Dialogue entre Jules César et Christine, Reine de Suède
L’Esprit des Journaux, 1775, Tome I, p. 209-19 (Réf. Gedhs : 750117)
Christine :
Un trône eut donc pour vous bien des attraits, puisque, pour y monter, vous bouleversâtes le monde?
Jules César :
Un trône eut donc bien peu de charmes pour vous, puisque y étant placée, vous prîtes le parti d’en descendre?
Christine :
J’eusse peut-être ambitionné le rang suprême, si le hasard m’eût fait naître sujette. Il me fit naître souveraine, et j’ambitionnai un rang inférieur.
Jules César :
Il serait plaisant que ce fût là tout le secret de ma conduite et de mes hautes entreprises.
Christine :
N’en doutez pas; mais enfin, il existe quelque différence entre nous. J’eus peut-être le droit d’abdiquer un rang que je tenais de ma naissance; mais quel rang aviez-vous d’asservir vos égaux et votre patrie?
Jules César :
Le droit qu’elle eut d’asservir tant d’autres Nations.
Christine :
C’est justifier un attentat par d’autres attentats.
Jules César :
Je vais vous faire une confidence. Il est faux que j’aie d’abord conçu le projet d’asservir Rome. Je bornai longtemps mon ambition à ne vouloir pas de maîtres; mais je trouvai que l’idole des Romains ne voulait pas d’égaux. Cet excès d’orgueil réveilla le mien. Il ne faut souvent qu’un faible signal pour nous indiquer une route que nous n’eussions peut-être jamais aperçue de nous-mêmes.
Christine :
Avouez cependant que, dès vos plus jeunes années, l’on remarquait dans toute votre conduite une teinte de domination.
Jules César :
Elle n’était que l’effet de mon caractère. Je ne me crus jamais inférieur à rien, et je me sentais supérieur à tout ce qui m’environnait. Cette conviction intime fut presque toujours la règle de ma conduite : j’osai traiter en maître les pirates dont j’étais le prisonnier; j’affrontai la vengeance de Sylla quand il pouvait tout; je n’avais ni les richesses de Crassus, ni encore la réputation de Pompée, cependant je partageai avec eux l’Empire romain et les hommages de Rome; je ne crus jamais impossible rien de ce que je pouvais tenter; je calmai la révolte de mon armée, en la déclarant indigne de servir sous moi; enfin n’étant suivi que d’un petit nombre de vaisseaux, et prêt à me voir enveloppé par la nombreuse flotte de Cassius, j’ordonnai à ce général de Pompée de se rendre sur mon vaisseau, et de me livrer la flotte. Ces grands traits d’audace réussiront presque toujours; mais il faut être César pour oser en faire usage.
Christine :
Vos grandes actions me sont assez connues. Vous prîtes soin vous-même de les transmettre à la postérité, et peut-être n’est-il pas moins glorieux pour vous d’avoir fait vos commentaires que d’en avoir été le héros.
Jules César :
Mon faible, si c’en est un, fut d’ambitionner toute espèce de gloire, et d’essayer de tout. À seize ans, j’étais poète et grand-prêtre. Peu de temps après, je quittai la plume et l’encensoir, pour me servir de l’épée; mais la place de souverain pontife était à donner; les plus graves personnages de Rome e la disputaient; j’entrepris à vingt et un ans de les supplanter, et j’y parvins. Cicéron alors entrait dans la carrière de l’éloquence; la sienne enlevait tous les suffrages : ce fut pour moi le signal de devenir son émule. Je n’enlevai pas au Démosthène romain ses couronnes; mais il me vit plus d’une fois couronner sous les yeux. Enfin, j’avais atteint l’âge où mourut Alexandre, et je n’avais encore brillé que sur la scène ou dans la tribune. Je pleurai, en contemplant la statue de ce héros, et dès ce moment je ne songeai plus qu’à la gloire des combats. Vous savez si je l’obtins. Je vainquis tous ceux que j’eus à combattre; je soumis tout ce que je voulais soumettre; et, grâce à ma politique, les vaincus, les vainqueurs combattirent en l’envi pour devenir mes sujets.
Christine :
Il était difficile que vous ne restassiez pas le maître, vous saviez vaincre et séduire. Mais Cléopâtre vous séduisit à son tour; et tandis que vous combattiez pour établir son pouvoir, vous laissiez à vos ennemis le temps de méditer encore la ruine du vôtre.
Jules César :
Si vous eussiez été César, et que la elle Cléopâtre eût imaginé de se faire transporter chez vous dans un coffre, vous eussiez combattu pour elle.
Christine :
Je sais, par expérience, que notre cœur nous dirige, quand nous croyons le diriger. Christine la philosophe eut, comme vous, ses faiblesses.
Jules César :
Ne les regrettez point. La victoire qu’on remporte sur elles, nous ôte souvent jusqu’au désir d’en obtenir d’autres. Les faiblesses dérivent des passions, et les passions sont à l’âme ce que l’âme elle-même est au corps.
Christine :
Oui, c’est toujours quelque ‘est un guide qui nous mène souvent trop loin.
Jules César :
L’auriez-vous éprouvé?
Christine :
Demandez-le à cette ombre qui se tient dans l’éloignement, et qui ne m’envisage qu’avec horreur. Elle semble me reprocher encore de l’avoir forcée à descendre ici avant le temps prescrit par la destinée.
Jules César :
Je vois sur ce malheureux les traces d’une mort telle que je l’éprouvai moi-même. Une reine a-t-elle pu se résoudre?…
Christine :
Une femme qui se croit trahie et méprises ne met plus de bornes à son ressentiment, et une reine, en pareil cas, n’est plus qu’une femme.
Jules César :
Je fus trahi, au moins une fois, par la mienne, et vous savez que je ne fis poignarder personne.
Christine :
On sait que votre clémence ne se démentit jamais. Il me reste à vous demander si cette vertu fut en vous l’effet du caractère ou de la politique?
Jules César :
Il est rare que la politique nous rende indulgents; et lorsqu’un homme, qui peut se venger, pardonne, il faut au moins en faire honneur à son âme.
Christine :
Il est vrai que cinq à six têtes abattues auraient pu conserver la vôtre.
Jules César :
J’aimai mieux risquer la mienne : j’aimai mieux mourir une fois, que d’être toujours exposé à craindre la mort.
Christine :
Il eût été plus simple de renoncer à l’empire.
Jules César :
Il me parut beaucoup plus simple de mourir. On peut descendre volontairement du trône; il est plus difficile d’y renoncer avant que de l’avoir obtenu.
Christine :
Si vous saviez combien le poids d’une couronne est accablant! Quels devoirs elle exige! quels soins elle rassemble! C’est peu pour un souverain de ne faire le mal de personne; il est responsable encore du bien qu’il ne fait pas. On voudrait qu’il pût tout prévoir, qu’il ne se méprît jamais, qu’il jugeât sainement de tout; et tout conspire à le tromper, à détourner ses meilleures vues, à défigurer les meilleurs actions. Un préjugé destructeur prévient souvent les sujets contre le monarque : une prévention plus fatale encore, et qui en est la suite, indispose le maître contre les sujets. Dès lors, plus d’union dans la famille, et toute famille divisée tend à la destruction. Sacrifiez l’intérêt particulier au bien général, voilà des mécontents : sacrifiez l’intérêt général au bien particulier, voilà des malheureux. Il ne faut cependant pas hésiter entre les deux partis; mais souvent il faut plus de courage pour faire le bonheur d’un peuple, qu’il n’en eût fallu pour le subjuguer.
Jules César :
J’eus cette première ambition. La capitale du monde était redevenue, comme dans son origine, un repaire de brigands. Le monde gémissait sous la tyrannie, et elle-même succombait sous les désordres. Il fallais la soumettre pour la sauver. Je combattis pour elle en combattant contre elle. Je me sentais digne de commander à tout ce qui m’environnait; je m’emparai du sceptre; mais il me fallait un couronne, et le nom de roi faisait frémir les Romains. Tant il est vrai que les hommes sont toujours plus frappés du nom que de la chose. Enfin je résolus de faire une dernière tentative, ou d’obtenir par contrainte ce qu’on refusait de m’accorder volontairement. Je me rendis au Sénat pour m’y faire proclamer roi; j’y fus assassiné.
Christine :
On a beaucoup raisonné sur cet événement. Il valut à Brutus et à Cassus le glorieux surnom de dernier des Romains. Ce beau titre ne m’en imposa jamais. Je ne vis en ex que des lâches, qui, ayant reçu de vous des bienfaits et la vie, s’étaient interdit le droit d’attenter à la vôtre.
Jules César :
Que vîtes-vous en moi?
Christine :
Un grand homme trop ambitieux, et que le trône eût peu flatté, si le hasard l’eût fait naître sur le trône.
Jules César :
Il est vrai qu’il fallait à mon activité un aliment toujours nouveau. Lorsqu’il ne me resta plus rien à régler, ou à déranger sur la terre, je tournai mes soins vers les cieux; je présidai à la réforme du calendrier.
Christine :
Cette inquiétude est le tourment habituel des héros. Gustave Adolphe pensait comme vous. Je suis la fille de ce roi fameux, qui hérita de vos talents pour la guerre. Il pouvait régner paisiblement et rendre ses sujets heureux. L’amour d’une fausse gloire lui fit abandonner et son trône, et ses sujets, et la patrie, pour se mettre à la solde, et devenir général d’un monarque étranger, qui n’était lui-même que le prête-nom de son ministre. Qu’en arriva-t-il? Gustave Adolphe servit bien l’allié qui l’employait; il triompha autant de fois qu’il combattit; mais il périt en triomphant.
Jules César :
La fortune le traita mieux que César.
Christine :
Autre exemple de l’instabilité du cœur humain. Je passai du berceau sur le trône. Je régnai avant que d’être en état de me diriger moi-même; et je m’accoutumai au titre de Reine plus facilement qu’aux devoirs de la royauté. La nature m’avait donné le goût des arts, des lettres et de la philosophie. J’attirai à ma Cour; j’y protégeai ceux qui les cultivaient; mais bientôt je voulus joindre à la gloire de les protéger, celle d’être leur rivale. Dès lors les attributs de la royauté ne furent plus à mes yeux que des entraves brillantes. Je sentis qu’il était plus facile d’indiquer aux hommes les moyens d’être heureux, que de leur procurer ces moyens. J’abdiquai le sceptre; je parcourus différentes Cours de l’Europe; et j’y étalai le spectacle rare d’une Reine presque sans suite, et qui fuyait volontairement sa propre Cour.
Jules César :
Dans quels lieux fixâtes-vous enfin vos pas?
Christine :
Dans Rome, dans votre patrie, dans cette ville qui subjugua autrefois le monde, et que chaque peuple pourrais aujourd’hui subjuguer.
Jules César :
On m’a plus d’une fois parlé de cette étrange métamorphose. Je me flatte cependant qu’on visitera toujours avec respect, avec empressement, la patrie de César.
Christine :
J’avouerai, avec toute la franchise dont on fait ici profession, que ce ne fut point ce motif qui me conduisit à Rome; et que sans les productions de Michel-Ange, de Raphaël, de Jules-Romain, et de quelques autres grands artistes, la patrie de César serait fort peu visitée.
Jules César :
Que dites-vous? J’ai vu les Rois de tous les climats venir lui rendre un hommage volontaire, ou promenés en captifs dans ses murs.
Christine :
Ils y furent entraînés par la terreur ou par l’oppression; c’est le goût qui maintenant les y conduits. Tel est l’empire du génie et des arts. Ils règnent plus absolument sur les hommes que la force et la tyrannie. Oui, du sein de son paisible atelier, l’artiste sublime appelle, et voir accourir auprès de lui, ces conquérants si fiers, ces maîtres du monde, qui voudraient ne le voir peuplé que d’esclaves. Tout leur obéit; mais souvent le génie leur commande. C’est le seul pouvoir qu’ils ne peuvent anéantir : c’est en même temps le seul qu’ils ne peuvent donner. Alexandre détruisit Thèbes, mais il ne put rien contre la gloire de Pindare : il enviait au vaillant Achille un chantre tel qu’Homère, et il ne peut faire éclore un Homère dans tout le vaste empire qui lui était soumis.
Jules César :
Je fus, comme vous, sensible au charme des beaux arts. Je les aimai; je les cultivai même, et je les eusse protégés, comme fit mon successeur, si le poignard des conjurés m’en eût laissé le loisir. Mais doit-on sacrifier un trône au désir de contempler à son aise des statues, des tableaux, et quelques pompeux édifices?
Christine :
Vous exagérez ma vocation. Elle pensa même plus d’une fois se démentir. Je fus prête à revendiquer ce trône que j’avais abandonné, peut-être pour ‘abandonner une seconde fois. L’inconstance est le grand mobile des actions humaines. Trop souvent on fait honneur à la philosophie de ce qui n’est que l’effet du caprice, ou du dégoût. Avouons-le donc sans hésiter : ce qui coûte le plus à l’homme, c’est de se tenir au poste que la nature lui assigna en naissant.