Dialogue entre Leibnitz et Charles XII

De la philosophie de la nature, ou traité de morale pour l’espèce humaine. Tiré de la philosophie et fondé sur la nature, 3e édition, Tome troisième, 1778, p. 286-96

Leibnitz :
Monsieur l’étranger, vous me paraissez singulièrement éclairé pour un militaire; Platon même s’instruirait avec vous.

Charles XII :
Je ne connais Platon, que parce qu’on vous appelle le Platon de l’Allemagne; ma logique est la lumière naturelle : je ne m’amuse à penser que lorsque je n’ai point d’ennemis à combattre, et je n’ai lu de ma vie d’autre livre que Quint-Curce (a).

Leibnitz :
Vous avez cela de commun avec un héros bien fou, bien respectable, qu’on appelle Charles XII.

Charles XII :
Un Héros!… Leibnitz, vous parlez à un Suédois.

Leibnitz :
Je parle à un homme qui pense librement; vous êtes militaire et je suis philosophe; c’est la liberté de penser qui nous rapproche l’un de l’autre; au reste, si vous êtes Suédois, vous avez bien d’autres reproches à faire à Charles XII.

Charles XII :
Des reproches au vainqueur de Nerva, au conquérant de la Pologne, au guerrier…

Leibnitz :
Tous ces Alexandres, en vérité, sont d’étranges gens; ils s’imaginent toujours que l’univers leur fait gré de l’avoir dévasté; ils ne savent pas que leurs défaites sont des crimes envers leur patrie, et leurs victoires des attentats contre le genre humain; mais un Suédois ne se bornerait pas à ces plaintes contre son roi; il lui reprocherait de réunir dans ses mains le glaive des conquérants et la verge flétrissante du despotisme; n’est-ce pas Charles XII qui écrivait à la noblesse de ses états; que si elle n’était pas tranquille dans son esclavage, il lui enverrait sa botte pour la gouverner! – Ah, monsieur, une botte, pour gouverner des êtres qui pensent!

Charles XII :
Leibnitz… Cette botte destinée à faire trembler la Suède… Vous la voyez.

Leibnitz :
Quoi! vous tenez de ce Monarque…

Charles XII :
Je suis Charles XII. – Je vous estime assez pour me faire connaître à vous, et même pour me justifier (b).

Leibnitz :
Ah sire! avec tant de grandeur d’âme, pourquoi n’êtes-vous pas le héros d’un peuple libre?

Charles XII :
Leibnitz, je traite mes sujets suivant leur nature; qu’est-ce que la liberté? Y a-t-il jamais eu un homme libre?

Leibnitz :
Sire, l’homme libre est l’homme de la nature, les lois n’ont été faites que pour protéger la liberté, et les rois n’existent que pour protéger les lois.

Charles XII :
Voilà une rêverie de tous les hommes de cabinet; mais les hommes d’épée, qui font mouvoir le monde, savent tous, que, qui dit un roi, dit un despote, et que les hommes ne sont point gouvernés par les lois, mais par le canon. Vos philosophes appuient la liberté politique sur ce qu’ils appellent liberté naturelle; mais c’est une chimère fondée sur une autre chimère. La nature n’a point fait d’être libre, nous obéissons tous nécessairement à l’impulsion d’un premier mobile; je me figure souvent l’univers, comme une montre supérieurement travaillée; Dieu en est le ressort, les rois en sont les pivots et le reste des hommes des roues subalternes.

Leibnitz :
Je ne sus jamais trahir la vérité, ni flatter les rois, et voici ma réponse. Il est aussi essentiel à l’homme de naître libre, que de naître avec une tête; il se détermine parce qu’il a la faculté de penser, et il est libre, parce qu’il se détermine. Mes cheveux ont blanchi dans l’étude de la nature, et je n’ai pu encore me faire une idée d’une cause aveugle; vous êtes surpris qu’il y ait dans l’univers un seul être libre, et moi je m’étonne qu’il y ait un seul être nécessaire. Votre majesté veut-elle me permettre de lui faire une question.

Charles XII :
Leibnitz, votre respect m’offense; je ne suis point ici le souverain de la Suède, je ne suis que Charles XII; mais quand même je serais le maître de l’Allemagne… un roi n’est qu’un homme dans le cabinet de Leibnitz.

Leibnitz :
Ah! je vois bien qu’un roi tel que vous, est partout un grand homme; mais c’est en réfutant votre opinion que je veux mériter votre estime. – Sire, pensez-vous que l’homme soit un être intelligent?

Charles XII :
Oui, lorsqu’à Nerva avec huit mille Suédois, je défaisais quatre-vingt mille Russes, et que dans Bender je soutenais avec quarante hommes, un siège contre deux armés, j’avoue que je me suis cru digne de commander à des machines intelligentes.

Leibnitz :
Mais si vos sujets sont intelligents, ils ne sauraient être des machines; puisqu’ils ont un entendement, ils ont une volonté; ils peuvent donc préférer entre plusieurs manières d’être, celle qui contribue le plus à leur félicité; la liberté est donc un apanage essentiel de la raison.

Charles XII :
La raison!… voilà le mot; où est la chose? Sommes-nous les maîtres de résister à la force invincible qui captive notre entendement? Vous, Leibnitz, toutes les facultés de votre âme vous portent à penser; les miennes m’entraînent à combattre; vous mourrez en faisant des livres; moi, je périrai les armes à la main, malgré Bender et Pultawa, malgré mes sujets, mes ennemis, et tous les rois.

Leibnitz :
Il est possible qu’il ne soit plus en notre pouvoir, vous, de n’être pas Alexandre; moi, de ne pas me traîner avec peine sur les pas de Platon; mais nous ne cessons d’être libres sur ce point, que parce que nous avons abusé de la liberté. Il a été un temps où toutes les facultés de notre âme étaient en équilibre; ce temps a été fort court, mais il a existé; la première fois que vous vîtes une épée, vous fîtes un raisonnement et vous choisîtes, parce que vous étiez libre; votre père vous parla des victoires du grand Gustave, et votre détermination s’affermit; vous lûtes la vie d’Alexandre, et vous fûtes subjugués. Dans la suite les fibres de votre entendement s’accoutumèrent à n’avoir qu’une sorte de vibration et dès lors vous ne vîtes la gloire que sur un champ de bataille; les rois voisins de la Suède semblent endormis sur leurs trônes; vous osâtes les menacer, les combattre et les vaincre, et vous vous créâtes un caractère aux dépens de votre liberté. Si j’osais me citer après le Héros du Nord, je dirais que mon âme a suivi la même marche; j’étais libre lorsque je n’avais encore rien lu; Platon me tomba entre les mains et je préférai à l’inertie de l’opulence l’état sublime de philosophe; je fis quelques faibles ouvrages qu’on daigna applaudir, et depuis ce moment le désir d’éclairer la terre est devenu aussi fort chez moi que chez vous la passion de la gouverner; mais si nous étions nés vous à Leipsik et moi sur le trône de Stockolm, nous aurions probablement changé de rôle; Charles XII n’eût été que Leibnitz, et moi j’aurais tenté d’être Charles XII.

Charles XII :
Eh bien supposons que j’étais libre avant de voir une épée; mais était-il en mon pouvoir de continuer à l’être? Étais-je le maître de déterminer mes sensations; de voir ou de ne pas voir cette épée qui devait me subjuguer?

Leibnitz :
Ce n’est point l’action d’un objet extérieur sur vos organes, c’est la réaction de votre âme qui a subjugué votre liberté; dans le premier instant de cette réaction vous balançâtes la gloire active de l’épée avec le bonheur tranquille de la paix; le désir de devenir un héros fut la raison suffisante (c) qui vous détermina, et dès lors la suède put se flatter d’avoir son Achille. Les habitudes qui détruisent la liberté, ne forment point un argument contre son existence; Catilina aurait tort de dire qu’il n’a pu résister à l’ascendant qui l’entraînait vers le crime, et le Bonze à la force de l’opinion superstitieuse qui met la gloire dans le suicide; l’âme n’a le pouvoir de se déterminer que dans le principe de l’habitude; elle le perd toujours de plus en plus à mesure que cette habitude s’enracine; le Romain et l’Indien ont abusé de leur liberté, et j’en conclus qu’ils ont été libres. Au reste, il suffit de replier un instant son âme elle-même pour être convaincu que la liberté n’est pas une chimère; je suis en repos; que me manque-t-il pour me mettre en mouvement? Je me mets en mouvement : que me manque-t-il pour retourner au repos? Ce pouvoir d’agir est l’âme de toute la nature; il existe dans tous les êtres sensibles; l’huître qui paraît bornée à un sens, mais qui ouvre ou ferme à son gré son écaille, en jouit aussi bien que l’habitant de Saturne à qui peut-être le ciel a donné 72 organes.

Charles XII :
Et qu’importe à ma raison que j’aie la frivole puissance de marcher ou de m’asseoir, de cracher à droite ou à gauche, de me revêtir du manteau royal ou de cette grossière redingote? Ce qui m’intéresse, c’est de faire un bon usage de mon entendement, c’est de savoir apprécier la gloire, c’est de la mériter; en un mot, puisque la nature m’a fait intelligent, je dois avoir une raison supérieure à celle de l’huître.

Leibnitz :
Voilà Sire, le point où je désirais vous amener; l’étendue de la liberté dépend du nombre des organes et de leur perfection, car plus l’âme a d’occasion de connaître, plus elle exerce sa faculté de se déterminer; à dix ans lorsque vos sens internes n’étaient pas encore développés, votre liberté semblait se réduire aux mouvements de la machine, par exemple, à vous promener à Upfal ou à rester à Stockolm, à manier un sabre ou à tirer des armes à feu; aujourd’hui votre âme s’occupe de plus grands objets; elle balance les destinées de l’Europe, elle décide peut-être en ce moment, s’il faut embraser le Nord ou donner des lois à l’Allemagne; ah Sire, si jamais votre liberté devenait fatale à ma patrie!…

Charles XII :
Leibnitz, la patrie d’un homme tel que vous est le pays qu’il éclaire, et jamais un homme de génie ne manque de patrie. – Au reste, je ne suis point sur un champ de bataille, mais dans le cabinet d’un philosophe; j’examine avec vous si je suis libre, et je ne pense point à faire usage de mon fantôme de liberté. Oui, Leibnitz, vos raisonnements m’étonnent, mais sans me convaincre; il me semble toujours que Dieu a enchaîné ma liberté; si j’agis je se suis qu’un agent nécessaire (d), en un mot dans l’univers un seul être est cause, et tous les autres doivent être des effets.

Leibnitz :
Je ne vois pas, Sire, pourquoi la première cause ne nous permettrait pas d’être des causes subordonnées; vous êtes le despote de la Suède; mais vos officiers sont les despotes de leurs régiments, et vos soldats mêmes ont été plusieurs fois les despotes des paysans russes, polonais ou cosaques, chez qui ils campaient; je vois dans la nature que presque tous les êtres sont des pivots autour desquels tournent quelques roues et deviennent en même temps les roues d’autres pivots. Je n’ignore cependant pas que le métaphysicien le plus subtil ne saurait accorder la liberté de l’homme avec la prescience de Dieu; cet accord existe, mais nous manquons d’idées pour l’entrevoir, et de termes pour l’exprimer. Toutes les fois que nous avons l’occasion de parler des attributs de la divinité, nous nous trouvons dans une mer inconnue, sans pilote, sans carte et sans boussole. Le système qui fait de Dieu l’agent universel offre trop d’absurdités à dévorer; si Dieu me force à faire le mal, il cesse d’être bon; s’il me force à faire le bien, je cesse d’être vertueux. Votre majesté connaît surtout quels reproches amers l’homme aurait à faire à l’Être suprême, s’il était l’auteur du mal; je suppose que dans la plaine de Pultawa, le coup de carabine qui vous blessa si dangereusement, fût parti de la main d’un de vos propres soldats : c’est bien assez que Dieu eût chargé l’instrument meurtrier, qu’il eût allumé le nître, qu’il eût lancé le globe, qu’il eût divisé les chairs de votre jambe, brisé votre tibia, et fait éprouver à vos fibres toutes les palpitations de la douleur; penseriez-vous encore qu’il eût placé le crime le plus atroce dans le cœur d’un de vos sujets, et forcé un guerrier de Charles XII à être un régicide? Continuons l’examen de l’hypothèse : si ce montre n’est qu’un instrument dans la main de l’Être des êtres, comment oseriez-vous le punir? toutes les lois humaines ne sont alors que des attentats contre la nature, et le sénat de Stockolm, qui ferait écarteler votre assassin, serait aussi extravagant que Xerxès qui faisait battre de verges le Pont-Euxin. Dieu même serait le plus barbare des tyrans, s’il punissait les crimes qu’il fait commettre(e); puisque le crime est sur la terre, il ne peut s’empêcher d’être libre, sans cesser d’être Dieu. Je ne sais si je me trompe; mais le dogme de la nécessité ne conduit qu’à des connaissances atroces, il ressemble à ces cyprès qu’on voyait autour de quelques temples de la Grèce, et qui ne donnaient jamais à ceux qui les consultaient, que des oracles de mort.

Charles XII :
Leibnitz, vous calomniez le dogme de la nécessité; loin d’anéantir l’âme, il apprend à braver la mort; tous les héros de Rome étaient fatalistes; ces braves Musulmans qui ont été sur le point d’engloutir la terre, le sont encore; il n’y a de lâches que ces hommes prudents qui s’imaginent vaincre leurs destinées. – J’ai regardé vingt fois autour de moi, et je me suis toujours étonné de ce que les monarchies modernes substituaient encore; donnez-moi une armée de dix mille fatalistes, et avant quatre ans j’ose conquérir l’Europe.

Leibnitz :
Et voilà justement, sire, ce qui me rend votre système suspect; la nature ne dicte point aux hommes de braver la mort : s’il y a encore des êtres intelligents, c’est qu’ils ne luttent point contre le penchant primitif qui les porte à se conserver : la guerre est un art de notre invention, et ses héros sont ceux des hommes, et non ceux de la nature. Rome que vous citez, a eu une foule d’hommes célèbres, et un petit nombre de grands hommes; par exemple, ceux qui n’ont été que guerriers, n’ont été que célèbres; Rome gouvernée par des conquérants, semblait n’aspirer qu’à faire du fracas; mais Rome gouvernée par Marc-Aurèle, est devenue le modèle de toute la terre. Pour les Califes qui conquéraient pour détruire, qui réunissaient à une religion meurtrière un gouvernement atroce, et qui faisaient brûler dans le même bûcher les hommes et les livres; je ne vois de comparable au crime de les imiter, que celui d’en faire l’éloge. Pardon, sire, si je m’emporte contre cet art de la guerre, que vous chérissez avec enthousiasme; mais vous avez si peu besoin de la gloire militaire pour être un grand roi! on admire en vous la sobriété de Scipion, la générosité de César, et la grande âme de Trajan; faites servir tant que qualités au bonheur des hommes;la Suède est assez vengée des attentats de trois rois; laissez respirer de Nord que votre valeur fait gémir depuis tant d’années; osez devenir le père de votre peuple; vous avez consacré la moitié de votre vie à étonner le monde par vos vertus terribles; consacrez-en le reste à les faire oublier.

Charles XII :
Leibnitz, votre courage redouble mon estime pour vous; vous jouez votre rôle de philosophe, avec une supériorité dont je n’avais aucune idée; adieu, je vais jouer le mien au siège de Frédericshall. – Je voudrais être Leibnitz, si je n’étais Charles XII.

(a) L’auteur immortel de la vie de Charles XII, dit que ce Prince prit pour ce livre un goût que le sujet lui inspirait beaucoup plus encore que le style; quelqu’un lui ayant demandé ce qu’il pensait d’Alexandre : je pense, répondit-il, que je voudrais lui ressembler; mais, lui dit-on, il n’a vécu que trente-deux ans; Ah! répondit-il : n’est-ce pas assez quand on a conquis des Royaumes?
(b) Charles XII encourageait la hardiesse de penser dans les personnes qu’il aimait : il disait quelquefois au comte de Croissy : Veni, maledicamus de Rege. Allons, disons un peu de mal de Charles XII. Histoire de ce Prince, page 342.
(c) On peut appliquer au système de la fatalité, la comparaison ingénieuse du P. Mallebranche, sur la prémonition physique. – Un ouvrier a fait une statue, dont la tête qui peut se mouvoir par une charnière, s’incline respectueusement devant lui, pourvu qu’il tire un cordon; toutes les fois qu’il le tire, il est fort content des hommages de sa statue; mais un jour qu’il ne le tire point, elle ne le salue pas, et il la brise de dépit; cet ouvrier est-il bon? est-il seulement juste? – Voyez l’ouvrage du P. Mallebranche qui a pour titre Réflexions sur la Prémonition physique. Édit. de 1715. Il y a peut-être autant de philosophie dans cette comparaison, que dans le livre immense, de l’Action de Dieu sur les créateurs.