Dialogue entre Platon et Socrate

De la philosophie de la nature, ou traité de morale pour l’espèce humaine. Tiré de la philosophie et fondé sur la nature, 3e édition, Tome cinquième, 1778, p. 159-68

Platon :
Suprême ordonnateur des mondes, je te remerciais de m’avoir fait naître dans le pays de la terre où il y a le plus de lumières… j’avais tort.

Socrate :
Non, Platon, il est juste de remercier le ciel même des douces illusions qu’il nous procure : eh! que sont les jouissances de la vie, sinon des illusions? tant que nous respirons sur ce globe, nous ne voyons les objets qu’au travers d’un rideau; à la mort ce rideau se lève, et la vérité se découvre. – Platon, je vois déjà la main céleste qui entrouvre le rideau.

Platon :
Quoi! dans cette Athènes où Xénophane a foudroyé sans péril la théologie d’Hésiode, où on lit les livres de sept sages, où Euripide fait entendre sur le théâtre la voix de la raison, Socrate boirait la ciguë! Socrate ne serait vengé que par les vains murmures de la postérité!

Socrate :
Mon ami, vous avez cru votre siècle éclairé, et il ne l’est pas : quelques hommes de génie paraissent de temps en temps sur la scène, mais ils restent isolés et la multitude ne se détourne même pas pour les apercevoir. Le philosophe écrit; quant au peuple il travaille, il s’intrigue obscurément, il persécute, mais il ne lit pas. En général, tout homme sans principes a peur, et c’est parce qu’il a peur, qu’il opprime les sages; c’est un enfant qui se heurte pendant la nuit contre des cailloux qu’il rencontre, et qui veut les punir de sa méprise en les changeant de place. Au reste, cette peur ne produit rien sans le prêtre qui la fait mouvoir : Timée et Xénophane n’avaient point fait trembler les interprètes des dieux; voilà pourquoi ils sont morts dans leur lit : j’ai eu la courageuse maladresse de braver Anitus, et je vais boire la ciguë.

Platon :
Et le voilà l’éternel opprobre de ma nation, qu’où il y a des lois il y ait des oracles, et qu’un prêtre ait droit de faire mourir un philosophe!

Socrate :
Mon ami, encore une fois, le peuple ne change jamais : c’est un assemblage de bêtes de somme qui se laissent monter et brider par le premier audacieux qui se présente; cet audacieux est-il un homme de génie? on dit que le siècle est éclairé : n’est-ce qu’un enthousiaste? on traite le siècle de barbare. Platon, vous êtes un des hommes les plus faits pour imprimer un caractère de grandeur au siècle où vous vivez : mais content d’éclairer les citoyens qui vous ressemblent, n’attendez du peuple ni raison ni reconnaissance. Vous voulez fonder une république parfaite, laissez-y le peuple s’y introduire; mais qu’il y soit à jamais sans pouvoir; que l’être organisé pour ne penser que d’après les autres, ne puisse jamais agir d’après lui-même : voilà le dernier conseil que vous donne mon amitié; il est fait pour laisser une trace profonde dans votre mémoire, je meurs pour en prouver la sagesse.

Socrate en instruisant ainsi ses disciples, était arrivé jusque devant le parvis du temple de Cérès, là il se vit arrêté par un peuple innombrable qui remplissait la place et les avenues du temple; on célébrait cette année une fête séculaire, et les Athéniens allaient en foule expier leurs crimes passés dans de vaines processions; l’épidémie superstitieuse avait gagné jusqu’aux citoyens un peu instruits, et les prêtes avaient eu l’art de leur persuader, que le plus sûr moyen d’aller après leur mort aux champs Élysées, était de se promener gravement de temple en temple, de hurler des chansons égyptiennes qu’ils n’entendaient pas, et de persécuter les philosophes.

Anitus qui présidait à ces augustes momeries, aperçut en sortant du temple Socrate qu’on conduisait dans sa prison.

«Le voilà, s’écria-t-il, cet ennemi de Diane qui ne veut pas qu’elle conduise le char de la Lune; ce destructeur de la morale, qui ne va point aux processions; ce monstre qui met les prêtres au-dessous des philosophes, – et le peuple répétait en chœur : oui, c’est l’ennemi de Diane; c’est le destructeur de la morale; c’est un monstre; c’est un philosophe.

Athéniens, continuait l’artificieux pontife, ce Socrate que vous voyez, enseigne à vos enfants à fuir les courtisanes, c’est le corrupteur de la jeunesse; il a prouvé dans un livre que je n’ai pas lu, qu’il n’y avait qu’un Dieu, c’est un athée, – et la multitude répétait : c’est un corrupteur de la jeunesse, c’est un athée.

Mes amis, ajoutait le brigand sacré, si sans attendre le supplice auquel l’aréopage le condamne, et que par ses artifices il peut éviter, nous délivrions la Grèce de ce tyran dangereux des esprits! si nous frappions la victime que Jupiter livre entre nos mains! si nous avions le courage de venger le ciel!…»

Les amis de Socrate n’attendirent pas que la multitude répétât en chœur : vengeons le ciel : ils se précipitèrent avec lui dans le temple de Cérès devenu désert par l’évasion du cortège d’Anitus; ils en fermèrent les portes et attendirent en silence que le tumulte religieux se calmât, ou que les fanatiques s’irritant des barrières qu’on opposait à leur zèle destructeur, vinssent violer les plus sacré des asiles et rougir les auteurs du sang des philosophes.

Anitus n’osa pas assiéger un temple; il continua à promener ses pieux énergumènes de carrefour en carrefour, et Socrate sauvé des poignards, put espérer de mourir tranquillement… du poison.

Quand la sédition fut totalement apaisée, ce grand homme entra dans le sanctuaire, se recueillit quelques minutes, et portant ses regards vers la voûte de l’édifice, il adressa au suprême ordonnateur des mondes cette prière qu’une tradition orale nous a conservée.

«Ô toi dont le pouvoir s’exerce dans tous les points de l’espace, suprême ordonnateur des sphères immenses, dont mon esprit calcule les rapports, et des mondes sans nombre que la faiblesse de mon être dérobe à mes regards, reçois l’hommage d’un de tes adorateurs, qui libre de sa dette envers les hommes, brûle de retomber dans ton sein!

Un peuple qui ne nous connaît ni l’un ni l’autre, accuse d’athéisme l’humble philosophe qui t’adresse ici sa prière, et qui cesserait de l’être, s’il doutait un instant de ton existence.

Eh! comment à la vue de l’ordre admirable qui règne dans l’univers, pourrais-je admettre le plus étonnant des effets et rejeter la cause?

Oui, grand Dieu, tu existes, je t’ai demandé à la nature, ton nom est empreint sur chaque anneau de cette grande chaîne, et partout l’existence de l’artiste est attestée par l’existence de l’ouvrage.

Je te dois tous les biens dont je jouis, et tous ceux que j’espère; – je suis un être trop sensible pour blasphémer mon bienfaiteur : je sens trop de volupté à m’appeler ton fils, pour avoir l’audace de renier mon père.

Mais qui es-tu? quel est le téméraire qui tentera de déchirer le triple voile qui enveloppe ton essence?

Sans doute tu n’es pas le Dieu de ce peuple d’aveugles qui t’engendre et te fait mourir; qui croit que tu ordonnes les crimes dont il se souille, qui chante tes faiblesses, tes adultères et tes métamorphoses.

Tu n’es pas le Dieu de cet aréopage qui soutient du glaive de la loi les pratiques superstitieuses de la multitude, et qui ordonne à tous les membres de la république d’être absurdes, sous peine d’être mauvais citoyens.

Tu n’es pas le Dieu des prêtres de ce temple qui persécutent pour des dogmes qu’ils ne sauraient entendre, et qui croient honorer le ciel dont ils se disent les interprètes, en faisant ruisseler sur les autels le sang des philosophes.

Tu existes, mais il est bien plus aisé à l’homme de dire ce que tu n’es pas, que ce que tu es.

Le peuple te mesure sur l’échelle de son intelligence; il te fait vil, capricieux et aveugle comme lui.

Les imposteurs sacrés qui vivent de ton culte te définissent au gré de leur intérêt, ils font de toi un despote qui régit des automates, quand ils ne veulent qu’abrutir la terre : ils te peignent punissant les crimes des pères, jusque dans leurs dernière génération, quand ils veulent se venger du sage qui les démasque et qui les éclaire.

Le philosophe lui-même lorsqu’il veut t’apprécier, déraisonne; ce n’est jamais que d’après lui qu’il crayonne ton image; il a beau donner l’effort à son imagination, son être parfait n’est jamais qu’un homme extraordinaire, et son Jupiter un Colosse.

Grand Dieu, j’ai cru épure mon hommage, soit en te plaçant sans cesse entre les hommes et moi, soit en observant un silence respectueux sur ta nature.

Obligé de choisir un culte qui fût digne de la raison que je tiens de toi j’ai jeté un regard sur les religions de la erre, elles m’ont paru l’ouvrage de la superstition populaire, ou du fanatisme sacerdotal, et je les ai rejetées.

Alors laissant les hommes et les livres, j’ai consulté mon cœur et j’y ai trouvé empreint le culte simple et sublime de la nature.

Ce culte adoucissait mes mœurs, agrandissait mon entendement, et me mettait en société avec le ciel et avec les hommes.

J’y apprenais à être bon père, bon ami, bon citoyen, à faire du bien à tout ce qui m’environnait, à mériter l’ingratitude des hommes et à leur pardonner.

Grand Dieu tu as approuvé sans doute ce culte, puisque je trouvais mon bonheur en l’observant; je vais mourir : le grand rideau étendu entre la vérité et moi est sur le point de s’ouvrir; mais je crois avoir rempli mes devoirs envers toi, et je descends dans ton sein, sans trouble et sans remords.»

Cependant les satellites de l’aréopage cherchaient partout Socrate; les portes du temple s’ouvrent, et le philosophe se livre paisiblement à sa destinée; en sortant, un Pyrrhonien qui s’était glissé dans le temple, et qui avait entendu sa prière; le tirant à l’écart; Socrate, lui dit-il : quoi, réellement vous croyez qu’il y a un Dieu? le sage lui répondit : mon ami, je n’ai jamais trompé les hommes; mais si tu doutes encore, viens me voir boire la ciguë.