Dialogue entre Sémiramis et Artémise
L’Esprit des Journaux, 1775, Tome IX, p. 207-15 (Réf. Gedhs : 750918)
Sémiramis :
Je suis bien aise de vous voir : on dit que vous avez voulu m’imiter sur la terre, et qu’à mon exemple vous avez cherché à vous immortaliser. Vous avez travaillé en vain, si vous avez cru m’égaler; jamais le tombeau de Mausole ne sera comparable à la ville de Babylone, et la Reine de Carie sera toujours inférieure à Sémiramis.
Artémise :
Vous avez apporté jusqu’ici cet orgueil et cette ambition qui vous faisaient croire que rien ne devait vous résister; qu’il fallait mourir ou se soumettre à vous. Hélas! souvenez-vous que vous n’êtes ici qu’une ombre; que la fierté sied bien mal, quand on a passé le Styx. Après tout, que vous sert aujourd’hui cette magnificence dont vous faites parade? Qu’est devenue Babylone, cette ville superbe qui se glorifia si longtemps de vous avoir eue pour Reine? Prise et détruite successivement par plusieurs Princes, à peine sait-on où elle a existé.
Sémiramis :
Lorsque j’ai bâti cette ville, je n’ai pas prétendu qu’elle durerait autant que le monde; mais croyez-vous que le tems, qui n’a pas respecté ses murs, épargnera plutôt le monument que vous avez élevé à votre époux? En travaillant à embellir et à fortifier ma Capitale, j’ai travaillé au bonheur de mes sujets; j’ai cherché à les mettre à l’abri des insultes de leurs voisins. Tel a été le but que je me suis proposé, jamais je n’en ai eu d’autre.
Artémise :
Dites plutôt que l’envie que vous aviez de vous rendre immortelle a été le motif le plus puissant de cette démarche : un sot orgueil, une ambition démesurée, voilà les deux divinités auxquelles vous avez sacrifié : ce sont ces deux passions qui ont mis dans votre âme la rage des conquêtes qui vous a fait courir l’univers, et jouer, pendant plusieurs années, le rôle du brigand, en dépouillant et chassant de leurs États les Souverains légitimes; en faisant passer au fil de l’épée les peuples qui ne voulaient pas se soumettre aux lois que vous leur imposiez, ou qui avaient assez de courage pour entreprendre de vous résister. Quelle belle gloire! quel beau chemin pour aller à l’immortalité!
Sémiramis :
Il est vrai que j’aurais été plus tranquille en gouvernant paisiblement mon Royaume, en m’appliquant à conserver mes États, sans chercher à les agrandir : mais il s’en faut que j’aie couru la terre comme un brigand, et pour le plaisir cruel de tout piller et de tout saccager : j’ai laissé partout des marques de la bonté qui m’était naturelle, et de la magnificence que j’avais annoncée en montant sur le trône : j’étais charmée de montrer à l’Univers, qui a les yeux ouverts sur les Rois, ce que peut une femme courageuse quand elle a l’autorité en main; et que si la nature paraît avoir accordé à l’homme le droit de commander, il est cependant des circonstances heureuses, à la faveur desquelles une femme peut s’élever au plus haut degré et le disputer aux plus grands hommes, en se faisant craindre et respecter aussi bien qu’eux.
Artémise :
Il fallait vous borner à cela, votre gloire eût été plus solide, et vous auriez paru beaucoup plus grande.
Sémiramis :
J’ai fait plus : j’ai travaillé à surpasser en magnificence tous les Princes qui m’avaient précédée : no contente de bien défendre mes États, j’en ai étendu les limites, en y ajoutant l’Éthiopie dont je fis la conquête : j’ai porté le flambeau de la guerre et la terreur de mon nom jusqu’au fond des Indes. En faut-il davantage pour prendre un rang parmi les Héros les plus célèbres?
Arthémise :
Je conviens avec vous que ces choses méritent des éloges, et que vous avez relevé la gloire de notre sexe par des actions d’éclat : mais croyez-vous qu’en se rappelant votre magnificence, vos expéditions, vos travaux, vos courses, on oubliera que vous avez fait mourir Ninus, à qui vous deviez tout, et qui vous avait, pour ainsi dire, tirée de la poussière, pour vous élever, en vous donnant sa main? Qu’avez-vous à me répondre? Est-ce là le plus bel endroit de votre vie? Prétendrez-vous avoir mérité l’immortalité par une action aussi noire? Que m’opposerez-vous? Aurez-vous entre l’injustice de vous mettre si fort au-dessus de moi, et de trouver mauvais que je me compare à vous? Je crois que vous ne gagneriez rien à la comparaison.
Sémiramis :
La Souveraine d’une petite Province, une femme qui a passé la moitié de sa vie à pleurer, se comparer à la Reine de l’Orient!
Artémise :
Le reproche que vous me faites d’avoir passé une partie de ma vie à pleurer est injuste et mal fondé, il me fait honneur. Quand bien même le temps, qui détruit tout, anéantirait aussi le tombeau de Mausole, il ne pourra jamais anéantir le nom d’Artémise, et le monument que j’ai élevé à la piété conjugale durera autant que les siècles : peut-être qu’il viendra des Rois, des conquérants, des femmes même, dont les noms feront oublier celui de Sémiramis; mais jamais la femme de Mausole ne mourra, et son nom vivra dans le cœur de tous les hommes. Enfin je n’ai rien à me reprocher : j’ai tout sacrifié à un époux que j’adorais; j’ai fait le bonheur des peuples qu’il m’a laissés à gouverner; et, sans ravager l’Univers par des conquêtes, je me suis bornée à défendre mes États : je me suis rendue redoutable à mes voisins, qui ont appris qu’on ne m’outrageait pas impunément.
Sémiramis :
Votre prétendu héroïsme, votre tendresse pour votre époux n’est que pusillanimité. Quel beau spectacle pour un peuple qu’une femme en pleurs, qu’une Reine qui s’amuse à boire les cendres de son mari, mêlées dans du vin? À Babylone on vous aurait détrônée et chassée de la ville comme indigne de commander à des hommes. Les Babyloniens voulaient un Héros, et ne se seraient pas contentés d’une femme qui aurait été plus propre à porter une quenouille qu’un sceptre.
Artémise :
Quand on a été assez ingrate pour oublier les plus grands bienfaits; quand on a poussé la perfidie et la noirceur jusqu’à tremper ses mains dans le sang de son époux, il n’est pas surprenant qu’on cherche à donner du ridicule à un acte de piété et de tendresse. Les hommes, quelques méchants, quelque corrompus qu’ils soient, ont cependant assez de justice pour payer à la vertu le tribu d’éloges qu’elle mérite; ainsi j’espère qu’ils nous jugeront équitablement l’une et l’autre. Vous vous moquerez tant que vous voudrez, vous n’en rendrez pas pour cela votre cause meilleure; vos fanfaronnades et vos railleries n’en imposeront point aux gens sensés : Artémise pleurant Mausole, sera toujours préférée à Sémiramis empoisonnant le Roi de Babylone son époux et son maître : on plaindra Ninus, mais on enviera le sort du Roi de Carie, et la gloire de vos belles actions n’effacera jamais la honte d’une aussi horrible trahison.
Sémiramis :
Où vous ont mené ces beaux sentiments de piété et de tendresse, que vous avez fait paraître quand vous étiez sur la terre, et que vous nous vantez tant aujourd’hui? À quoi ont-ils abouti? Avez-vous été plus tranquille que moi? Avez-vous fait une fin plus heureuse? La manière dont vous avez terminé votre carrière ne l’annonce pas, et dément beaucoup les idées de sagesse et de modération que vous aviez fait concevoir. Me direz-vous qu’il vaut mieux chercher un remède à un amour insensé, en se précipitant dans la mer, que d’attendre après une longue suite de prospérités que la mort vienne tranquillement nous surprendre, puisque nous ne pouvons l’éviter? Que me répondrez-vous? Oserez-vous poussez plus loin la comparaison entre nous deux?
Artémise :
Je suis bien éloignée de vouloir comparer ma mort à la vôtre : c’est dans les derniers moments de ma vie que j’ai rassemblé, pour ainsi dire, tout ce qui me restait de forces pour prouver que j’étais bien au-dessus des faiblesses de mon sexe : dans la situation où je me trouvais, après avoir perdu ce que j’avais de plus cher, la mort était mon unique consolation et le seul remède qui put me soulager; aussi je l’ai cherchée, préférant par là une fin glorieuse à une vie qui m’était à charge.
Sémiramis :
Vous prétendez donc que votre mort vous fait honneur, et qu’il a été bien glorieux pour vous de devenir la proie des monstres qui habitent l’Océan. Je prétends au contraire que c’est faiblesse et manque de courage de votre part : il fallait vous montrer jusqu’à la fin, digne épouse du Roi de Carie, et ne pas vous couvrir de honte par une mort prématurée : vous n’étiez plus dans ce moment cette femme forte et vertueuse qui, jusqu’alors, avait étonné l’Univers : convenez que vous aviez bien dégénéré.
Artémise :
On serait mal fondé à vous faire le même reproche, et on peut dire avec raison que vous n’avez jamais dégénéré; vous avez suivi jusqu’à la fin votre caractère, dont le fond était très méchant; non contente de vous être souillée de la mort de votre époux, vous avez encore tenté de souiller votre lit par un inceste affreux : aussi Ninias votre fils, qui avait peut-être moins de courage, mais plus de vertu que vous, vous en fit bien repentir en vous assassinant.
Sémiramis :
Jamais Ninias ne se lavera d’un attentat aussi noir et aussi barbare. J’étais sa mère, il devait respecter celle qui lui avait donné la vie.
Artémise :
Aviez-vous respecté celui qui vous avait donné sa main pour vous faire ce que vous étiez alors? En faisant mourir Ninus, vous appreniez à son fils à vous faire périr de même : votre exemple l’excusait; et, en versant du poison à votre mari, vous vous prépariez vous-même la mort que Ninias vous a donnée; vous ne l’auriez pas cru formé de votre sang, s’il s’était montré moins féroce et moins fier que vous : il n’aurais pas mérité de s’asseoir sur le Trône de l’Orient, s’il n’avais pas vengé son père. Vous voyez clairement que vous ne gagneriez rien à la comparaison, et que si ma vie n’a point été aussi éclatante que la vôtre, ma mort n’a pas été non plus aussi infâme.
Sémiramis :
Je vois bien que l’amour vous a fait tourner la tête : laissez-moi, allez pleurer auprès de Mausole; pour moi je vais chercher quelqu’ombre avec laquelle je puisse m’entretenir plus sagement, et qui, m’appréciant mieux que vous ne le faites, me rende aussi plus de justice.