Dialogue entre Thamas Kouli-Kan, Roi de Perse ; et la Princesse Al… veuve du Grand Prince de R…*

L’Esprit des Journaux, 1775, Tome V, p. 170-79 (Réf. Gedhs : 750515)

La Princesse Al… :
Enfin, me voilà délivrée du fardeau de la vie, après l’avoir été auparavant de celui des grandeurs.

Th. Kouli-Kan :
Je perdis la vie et mes grandeurs lorsque j’allais en jouir le plus tranquillement. J’avais payé ma fortune assez cher pour qu’elle dût être plus durable.

La Princesse Al… :
Fûtes-vous Monarque ou Empereur ?

Th. Kouli-Kan :
Je portai le titre de Roi des Rois. Il y avait une distance infinie entre ce rang et celui où la fortune m’avait fait naître. Je ne fus d’abord qu’un brigand obscur, et ensuite chef de brigands. Je me vis recherché par le Souverain qui aurait dû me punir. Je devins son appui ; mais je ne tardai pas à être son oppresseur. J’attentai à ses jours ; je fis périr l’enfant qui devait lui succéder. Vous frémissez ! j’en frémis moi-même, dans ces lieux où le voile de l’ambition ne fascine plus mes regards, et me laisse envisager mes forfaits avec toute leur noirceur. Mais le Trône de Perse où je montai, la Turquie humiliée par mes armes, l’Inde soumise et dépouillée par mes mains ; tout contribuait à nourri l’ivresse de mon âme et de mes désirs. Un crime couronné par tant de succès ne me parut plus un crime. Je ne parus plus occupé que du soin d’en jour avec éclat. Je gouvernai en maître absolu, mais équitable ; et si l’Asie me confond parmi les usurpateurs, la Perse me comptera toujours au nombre de ses plus grands Rois.

La Princesse Al… :
Vous êtes donc le célèbre Thamas Kouli-Kan ?

Th. Kouli-Kan :
Oui, vous voyez en moi son ombre. Je fus précipité du Trône comme j’y étais monté ; par un crime. Un de mes neveux trempa ses mains dans mon sang ; moins pour punir en moi l’usurpateur que pour s’emparer du rang que j’avais usurpé.

La Princesse Al… :
Il est triste pour l’humanité que l’envie de gouverner les hommes rende quelques-uns d’entre eux si criminels. J’étais née pour contempler de près le rang suprême. Je fus portée, par une alliance, à côté du Trône de R… ; J’épousé l’héritier présomptif de ce Empire, et j’attendais sans impatience que l’ordre de la Nature lui fit remplacer P… le Grand. Je faisais même des vœux pour que ce second fondateur de l’Empire des R… gouvernât longtemps le peuple qu’il avait formé. On accusa mon époux de faire des vœux contraires, et même d’y joindre des projets plus dangereux. Un père qui règne est peu disposé à rejeter une accusation. Bientôt le C… ne vit plus dans son fils qu’un chef de révolte. Il le fit arrêter ; on le jugea coupable ; et cette tête, destinée à porter une couronne, tomba sous les coups d’un vil bourreau.

Th. Kouli-Kan :
J’aurais pu, en pareil cas, épargner cette honte à mon fils ; mais je n’eusse pas épargné sa tête… Quel fut votre sort après celui de votre époux ?

La Princesse Al… :
On m’avait reléguée dans une étroite prison : j’y attendais la mort, et je la désirais. L’Officier chargé de veiller à ma garde, fut touché de ma situation et des autres malheurs qui pouvaient s’y joindre. J’étais jeune, j’étais belle, j’étais en péril et il était Français. Il risqua de se perdre pour me sauver. Je ne me déterminai qu’avec peine à profiter d’un secours si dangereux pour lui ; mais il insista, il pressa ; nous devions fuir ensemble… Je crus devoir me fier au hasard dans une circonstance où le hasard seul pouvait me servir.

Th. Kouli-Kan :
Je parierais la vigne d’or du Grand-Mogol, si j’en étais encore le maître, que ce Français était jeune, bien fait, et tant soit peu étourdi… Mais ne parlons que de votre fuite. Fut-elle heureuse ?

La Princesse Al… :
Plus que je n’osais l’espérer. Un déguisement bien choisi nous fit échapper à toutes les recherches. Mon libérateur m’amena dans sa patrie. Il n’y jouissait pas d’une grande fortune, et il ne me restait de toute la mienne qu’un titre dont je n’osais plus me parer. Il m’importait d’ailleurs de me soustraire aux regards de tous ceux qui pouvaient me reconnaître. Nous prîmes le parti, mon mari et moi…

Th. Kouli-Kan :
Votre époux !

La Princesse Al… :
Oui ; j’avais épousé mon libérateur.

Th. Kouli-Kan :
Vous voyez, Princesse, que je n’aurais pas perdu ma vigne.

La Princesse Al… :
J’eus à combattre un préjugé trop généralement reçu en Europe ; mais un sentiment plus vif me fournissait des armes contre lui. Il est des cas où la reconnaissance paraît si légitime ! mon bienfaiteur n’exigeait rien, et je l’en trouvais plus digne d’obtenir ce qu’il ne demandait pas. Il avait tout hasardé pour moi, et je n’avais d’autre récompense à lui donner que moi-même. C’était la seule chose que m’eut laissée la fortune. Mais celui à qui j’en voulais faire le sacrifice combattait ses propres désirs et les miens : il songeait moins à l’état où il me croyait réduite, qu’au rang où il m’avait vue élevée. Enfin un médiateur plus puissant nous mit d’accord ; ce fut l’Amour. Il ne connaît point les distinctions inventées par la politique. Il aime à les rapprocher ; il se joue des conventions humaines ; et lorsqu’il parle fortement, il est rare qu’on écoute un autre langage.

Th. Kouli-Kan :
Votre Europe aurait grand besoin de prendre quelques leçons de notre Asie. Elle y apprendrait à se familiariser avec ces mésalliances, qui ne sont point hors de l’ordre, puisqu’elles sont dans la nature.

La Princesse Al… :
Sans doute ; mais presque tout est convention chez les humains. La beauté, certaines vertus, certains devoirs, certaines bienséances ne sont parmi eux que l’effet de cette convention. Elles diffèrent chez différents peuples comme les productions des climats qu’ils habitent. Mais j’avais à craindre autre chose que le blâme ; il fallait me soustraire aux recherches d’un ennemi puissant. Il fallait, de plus, me soustraire mon époux et moi, aux horreurs de l’indigence. Il obtint un emploi honorable dans les Troupes que la France envoyait aux Indes. Je le suivis ; j’affrontai avec lui les dangers que l’on court sur ces mers immenses qui séparent l’Europe de l’Asie. Arrivés dans ces lieux, si nouveaux pour moi, mon époux eut d’autres périls à braver. Il y trouva la mort ; il périt dans un combat livré aux Anglais. Jugez de ma cruelle situation ! Étrangère, ignorée, hors d’état de me faire connaître, intéressée même à ne pas être connue, j’éprouvai toutes les atteintes de l’infortune, sans entrevoir aucun remède à mes disgrâces. Le présent m’effrayait, l’avenir n’offrait à mon esprit qu’un nouvel abyme. J’enviais le sort des humains les plus abjects, et j’aurais voulu pouvoir le partager. Il ne me restait de toutes mes grandeurs que l’impuissance de ne pouvoir descendre aux derniers rangs.

Th. Kouli-Kan :
J’avoue que ce récit m’intéresse. Quel parti prîtes-vous enfin ?

La Princesse Al… :
Celui de m’exposer encore à l’inconstance des mers et des événements. Mon sort me réduisait à tout braver. Je revins en France. J’y subsistai d’une modique pension que me valut la mort de mon époux. J’y vécus perpétuellement inconnue. Un jour cependant que je me promenais dans le magnifique jardin des Rois de France **, j’y fis une rencontre qui pensa dévoiler mon incognito. Ce fut celle du célèbre Maurice de Saxe, ce Général qui fit tant de bruit dans le monde, quelque temps après que vous l’eûtes quitté. Il m’avait vue à Moscou ; il me reconnut à Paris. Je cherchai en vain à m’esquiver ; il m’aborde et me témoigne son étonnement. Il fallait me débarrassai de ses questions : je lui assignai un autre jour et un autre lieu pour y répondre.

Th. Kouli-Kan :
Il fut sans doute exact au rendez-vous ?

La Princesse Al… :
Je l’ignore ; le rendez-vous n’était que simulé. Je ne voulais point de confidence d’une situation qui ne pouvait plus changer. Il est vrai que mon ennemi n’existait plus ; mais le préjugé que j’avais bravé subsistait toujours. Je ne me repentais, ni ne voulais m’accuser de rien. J’étais résolue de finir dans l’obscurité une carrière qui eût été plus heureuse, si je l’eusse commencée avec moins d’éclat.

Th. Kouli-Kan :
Ne deviez-vous pas craindre de nouvelles rencontres ?

La Princesse Al… :
Je pris de nouvelles précautions pour m’y soustraire. Je me retirai dans un village voisin de la Capitale ***, et habité par des humains qui ne soupçonnent point la grandeur où elle ne se montre pas. J’y vécus, oubliée de toute la terre, et oubliant moi-même qu’on pût y jouer un plus grand rôle. En un mot, je trouvai le repos dans ma retraite ; et, dans une position telle que la mienne, c’était y trouver le bonheur.

Th. Kouli-Kan :
Pardonnez ; je crois difficilement à ce bonheur si tardif. Il en est des grandeurs comme de certains climats, qu’on ne quitte pas impunément, lorsqu’on y est né, qu’on n’habite pas impunément si l’on naquit loin d’eux.

La Princesse Al… :
Le repos est pour l’âme ce que la bonté du climat est pour le corps. Je me rappelais mes grandeurs passées comme on se rappelle un songe pénible et douloureux. L’instant du réveil est toujours accompagné d’un sentiment de joie. Vous ne jouîtes point de cet instant ; votre songe ne finit qu’avec vos jours.

Th. Kouli-Kan :
J’aurais voulu pouvoir le prolonger. Tout est songe dans la vie, et il vaut encore mieux rêver qu’on est le Maître d’un vaste Empire, que de se croire l’esclave de quelque petit Despote.

La Princesse Al… :
Au fond, je crois la chose assez égale ; mais voyez à quoi tient le repos de la terre et le bonheur des individus qui l’habitent. L’Asie eût été bien moins troublée si vous n’eussiez jamais quitté votre village, et ma vie eût été bien plus heureuse si j’avais plutôt habité le mien.

* Ce Dialogue est anecdotique, et l’anecdote est des plus modernes.
** Aux Tuileries.
*** Le Village de Vitry.