Dialogue entre Timoléon et Jules César, aux Champs Élysées

L’Esprit des Journaux, 1775, Tome XI, p. 199-207 (Réf. Gedhs : 751118)

Jules César :
Quelle est cette demeure riante que je découvre? C’est le plus bel endroit de l’Élysée. Je n’y aperçois que des rosiers et des jasmins, des oliviers et des myrtes protégés par l’ombrage de chênes majestueux entremêlés de quelques palmiers. Quels sont les héros fortunés qui l’habitent? Mais j’en vois sortir une ombre respectable : noble vieillard, apprends-moi pou qui ont été destinés ces bosquets délicieux? Je n’avais point encore approché de ces lieux agréables.

Timoléon :
Peut-être même n’y peux-tu pénétrer. C’est là le séjour des hommes vertueux qui ont été les soutiens de leur patrie, qui n’ont fait la guerre que pour ramener la paix, qui ont donné de bonnes lois, ou qui ont maintenu celles qu’ils ont trouvé justement établies, qui, enfin, n’ont employé leur courage que pour détruire les tyrans et les oppresseurs de la liberté; mais, essayons. Viens avec moi. Si tu es digne de partager notre éternelle félicité, rien ne s’opposera à ton désir. Je doute cependant que tu le sois, puisque nous ne t’y avons pas encore vu. Allons.

Jules César :
Dieux! Quelle puissance invincible m’arrête? Je voudrais avancer; je ne peux faire un pas.

Timoléon :
Je te l’avais dit. Ce n’est qu’aux vertus les plus pures qu’il est permis de franchir la barrière invisible qui sépare cet heureux canton du reste des Champs Elysiens. Mais où as-tu été lacé en descendant parmi les ombres?

Jules César :
Dans ce vaste bois, planté d’ifs, de cyprès et de lauriers; ceux-ci verdissent à peine et sont même peu nombreux, quoique tous ceux qui l’habitent avec moi en aient recueilli durant leur vie d’amples moissons.

Timoléon :
C’est-à-dire, qu’on t’a donné pour compagnons les conquérants, les fléaux de l’humanité, les dévastateurs de la terre; mais avec qui es-tu là?

Jules César :
Avec Belus, Ninus, Sésostris, Achille, Alexandre, Pyrrhus, Démétrius Poliorcete, et une infinité d’autres illustres guerriers.

Timoléon :
Et moi, j’ai pour amis Codrus, Socrate, Lycurgue, Solon, Aristide, Miltiade, Platon, Xénophon, Gélon, et beaucoup d’autres sages.

Jules César :
Je connais ces noms-là. Ce sont des Grecs célèbres; mais n’y a-t-il point de Romains parmi vous?

Timoléon :
Oui. Nous avons Fabricius, Curius Dentatus, Caton d’Utique, les deux Gracchus et les deux Brutus.

Jules César :
Quoi! Marcus Brutus serait dans ce séjour heureux, dont l’accès m’est interdit! Marcus Brutus! Ô ciel! Ô destinée!

Timoléon :
Je ne vois pas pourquoi cela t’étonne. Marcus Brutus était un citoyen zélé qui voulait rendre sa patrie libre et heureuse; il ne pouvait y parvenir qu’en manœuvrant le tyran qui l’opprimait, et qui lui préparait des chaînes d’autant plus durables, qu’il savait se parer à propos des apparences d’une clémence insidieuse.

Jules César :
Tu juges César bien sévèrement. Je l’ai beaucoup connu; et je crois que nul autre Capitaine Romain n’a étendu plus loin la gloire de la République.

Timoléon :
Oui, je sais qu’il en eût fait l’ornement, s’il n’eût voulu l’asservir; mais il voulut l’asservir, et cela seul justifie le jugement de Minos. Tu as, dis-tu, vécu avec lui; tu dois donc savoir que passant auprès d’une petite ville, il répondit à quelques-uns de ses officiers qui lui dirent qu’il pouvait y avoir là des dissensions pour les premières places, ainsi qu’à Rome : Je n’en doute pas; et quant à moi, je vous déclare que j’aimerais mieux être le premier à Clusium que le second à Rome. Cela seul ne dénote-t-il pas une ambition effrénée, l’amour du despotisme; en un mot, tout ce qui fait les tyrans? César fut un grand conquérant, j’en conviens, mais combien grande est la distance qu’il y a entre le conquérant et le citoyen pacifique qui ne voit que sa patrie, et ne vit que pour elle! Te dirai-je plus? Sylla, ce Sylla qui a inondé Rome du sang de ses citoyens, me paraît moins coupable que César.

Jules César :
Quoi! un habitant du plus heureux séjour de l’Élysée ose louer Sylla, ose approuver ses odieuses proscriptions!

Timoléon :
Je ne dis pas cela. Je suis bien éloigné d’applaudir à de telles horreurs; mais les Romains (d’après ce que j’ai appris par le petit nombre de ceux que j’ai connus) avaient besoin, pour recouvrer leur vertu première, d’être secoués fortement : Sylla, Républicain adent, les menait violemment à la liberté; César, tyran plus adroit, les conduisait doucement à la servitude. Sylla voulait rétablir les anciennes lois qui avaient fait des Romains un peuple dominateur de l’univers; César cherchait à les abolir, à en substituer de nouvelles qui flattassent non pas ce que vous appelez le peuple romain, mais ce que vous nommiez infima plebs, la plus vile populace. C’étaient des créatures qu’il se préparait de longue main pour s’en servir lorsqu’il verrait le moment de subjuguer les Romains, comme il avait vaincu les Gaulois. Tu l’as connu; eh bien, ne penses-tu pas comme moi, que ces qualités brillantes, ce génie supérieure, cette fermeté intrépide, cette douceur étudiée, qui le faisaient adorer de ses légions, n’était autre chose que des moyens lents, mais sûrs, de préparer des fers à sa patrie? Il eut la bassesse de recevoir le diadème des mains d’Antoine au Capitole; j’ai su que les Romains en frémirent; il s’en aperçut, et il le foula aux pieds. N’était-ce pas l’acte d’une dissimulation profonde, qui seule pouvait dans cet instant lui sauver la vie, et lui conserver la dictature, qui rendait sa personne sacrée? Heureusement que Brutus et Cassius se moquèrent de ce vieux préjugé, et que, pleins d’une généreuse ardeur, ils conspirèrent pour arracher le sceptre et la puissance à l’usurpateur des droits d’un peuple libre. Ils n’eurent qu’un seul tort, ces vertueux citoyens; ce fut de ne point exterminer avec César, et dans le même instant, Antoine, Lepide, Dolabella, Crassus, et surtout Octave; de ne pas rester dans Rome; de ne pas démontrer au peuple qu’Antoine ne falsifiait le testament de César qu’afin de lui succéder; enfin, de s’exposer aux hasards d’une guerre dans laquelle les soldats ne combattaient point pour la patrie, mais seulement pour tel ou tel homme. Le chef vaincu, les légions se donnaient bien vite au vainqueur, et cela devait être, puisque le Général quelles avaient suivi, ne se trouvait plus en état de leur donner les récompenses qu’il leur avait promises, aux dépens des Provinces subjuguées. C’est ce qui est arrivé à Pompée après Pharsale; c’est ce qui est arrivé à Antoine, après Actium, et c’est ce qui arrivera à tous les factieux.

Jules César, à part :
Justes Dieux! Me ferai-je connaître? Lui dirai-je qui j’étais? Non. Tâchons seulement de savoir quel fut ce rigide Républicain. (à Timoléon.) Dis-moi, je te prie, quel est ton nom, quel fut ton état sur la terre, pour que je puisse à mon tour apprécier le jugement de Minos, que tu trouves si équitable.

Timoléon :
Je veux bien te satisfaire. Quoique je puisse parcourir à mon gré tout l’Élysée, je n’aime point à entrer dans le triste bois où sont ces héros sanguinaires. Ainsi, je te dirai ici que j’étais un des principaux citoyens de la Corinthe; que j’aimais ma patrie et ses lois; que j’en détestais les infracteurs; que quiconque osait aspirer à la tyrannie trouvait en moi un ennemi déclaré. Mon frère Timophane, secondé d’une faction composée de ce qu’il y avait de plus vil dans la République, s’égara au point d’oublier qu’elle était sa mère. Il voulut s’en faire le Souverain; et, de l’usurpation de l’autorité légitime à la tyrannie, il n’y a qu’un pas. Les bons citoyens virent qu’il fallait arrêter les projets de mon frère. Ils crurent cependant devoir me consulter. Je ne pouvais qu’approuver leur dessein; mais je les priai de suspendre leur entreprise jusqu’à ce que j’eusse essayé de ramener Timophane à ses devoirs et à sa patrie. Je lui parlai, je l’exhortai inutilement. Il fut inflexible; rien ne put l’émouvoir. J’eus beau lui représenter tous les gens de bien armés contre lui; il n’écouta rien. Je le plaignais; mais la patrie, à laquelle toutes les affections particulières doivent céder, l’emporta dans mon cœur. Je ne voulus pas néanmoins souiller mes mains de son sang; mais je laissai agir les conjurés, et Corinthe redevint libre. Quelque temps après, Syracuse, notre alliée, et qui se glorifiait d’être une colonie de Corinthiens, opprimée par Denys le jeune, eut recours à sa Métropole. Corinthe ne balança pas; on résolut de lui envoyer du secours, et un chef capable de renverser le tyran. Je fus choisi. Je vainquis Denys, et le chassai. Je rétablis les lois dans Syracuse; je ne voulais voir régner qu’elles. Mamercus, tyran de Catane; Hippon, tyran de Messine, tombèrent sous mes coups, et je rendis encore la liberté à ces deux villes. Enfin, lorsque j’eus tout pacifié, que je vis la Sicile heureuse, je me dépouillai du pouvoir qui m’avait été confié, je vécus nombre d’années en homme privé, estimé et chéri des Syracusains, qui donnèrent mon nom à la superbe place qu’ils avaient fait construire dans l’Achradine, et qui, à ce que j’ai su d’Archimède, s’appelle encore la place de Timoléon. Voilà ce que je fus.Dis-moi à présent avec qui je m’entretiens.

Jules César :
Malheureux! C’est avec ce César dont tu viens de faire un si affreux portrait, avec ce César qui n’a connu le néant de l’ambition qu’ici, et qui ne souhaiterait de revivre que pour montrer à la terre des vertus semblables aux tiennes. Sage Timoléon, ne pourrai-je donc jamais être admis dans l’assemblée des vrais héros, sous ces ombrages délicieux?

Timoléon :
Je te plains, César; tu as pris l’ombre pour le corps durant toute ta vie; tu as couru après une fausse gloire; tu n’as été flatté que du cruel plaisir de vaincre et de dominer; tu as opprimé des millions d’hommes, tandis que, par tes talents et ton génie, tu pouvais en être le bienfaiteur. Je te plains, je te le répète; mais on n’appelle point des jugements de Minos.