Dialogue entre un Procureur et un Huron

L’Esprit des Journaux, 1775, Tome VI, p. 214-23 (Réf. Gedhs : 750622)

La scène se passe à Québec

Scène première

Le Procureur, seul :
C’est un maudit métier que celui de Procureur dans un pays où les hommes ne sont ni sots ni fripons. J’entends vanter partout ce M. de Vaudreuil, j’entends exalter sa bonté, sa justice, tandis qu’il me fait périr de misère et de faim. Sitôt qu’il apprend que la discorde s’est glissée dans une famille, qu’il s’est élevé une querelle entre deux commerçants, il va trouver les deux parties, les amène chez lui, les admet à sa table, concilie les esprits, rapproche les intérêts, force des ennemis à s’embrasser. Voilà comment il m’enlève les meilleures causes, des causes qui valaient les mines du Pérou. À quoi songeait le Roi lorsqu’il nous a envoyé un Gouverneur comme celui-là? Une chose me console, c’est que les Juges dont je dépends ne sont pas plus riches que moi. Cependant leur indigence ne rend pas ma situation plus douce. Que faire? Ah, ma fille, ma pauvre Agathe, que deviendra-t-elle?… Il me vient une idée, oh! une idée excellente. Ce Chef des Hurons qui arriva hier pour me demander du secours contre les Iroquois, n’a pas vu mon Agathe d’un œil indifférent; il lui a dit qu’il la trouvait belle comme l’étoile du matin, ce n’est point de la galanterie, un Huron ne ment pas, même aux femmes. Je n’en doute point il en est amoureux; il l’épousera. Oh! si par le crédit de mon gendre je pouvais introduire la chicane chez ces Hurons, et devenir chez eux Juge… Que dis-je?… Législateur. Car enfin ces gens-là n’ont point de Lois. Je fais ma Coutume de Paris, elle est assez obscure, je l’embrouillerai encore par de bons commentaires, et c’est sur ce chaos-là que je fonderai ma fortune. Il sera plaisant de voir un Procureur au Châtelet de Paris devenu le Licurgue de l’Amérique… Mais j’aperçois ce Huron qui sort du Conseil, abordons-le poliment.

Scène II

Le Huron, le Procureur

Le Procureur :
Illustre Chef de la plus brave Nation de l’Amérique, votre humble Serviteur vous tire sa révérence.

Le Huron :
Que me veux-tu, homme noir?

Le Procureur :
Je veux vous offrir mes petits services.

Le Huron :
Tes petits services! c’est être modeste et brave tout à la fois. Je les accepte : Tiens, prends ce casse-tête. Vois-tu ces chevelures d’Iroquois dont il est orné. Ce sont-là nos enseignes. Ce casse-tête a déjà assommé trente ennemis. Songe à t’en servir comme moi. Jette cette chevelue empruntée qui couvre ton chef. Quand tu auras massacré des Iroquois, tu leur arracheras les cheveux et tu t’en feras une perruque.

Le Procureur :
Les services que je vous offre ne sont pas de cette nature. Mon ministère n’est que pacifique.

Le Huron :
J’entends : Tu es négociateur. Eh bien, je vais t’ouvrir mon cœur. Je ne fais la guerre qu’à regret. Quand j’abats un ennemi sous mes coups, je sens que c’est mon image que je détruis. Si les Iroquois ne nous avaient pas attaqués; s’ils n’avaient pas porté le fer et la flamme dans nos cabanes; s’ils n’avaient pas emmené nos femmes en esclavage, nous les aurions laissés dans une paix profonde. Nous serions devenus leurs alliés, leurs frères. Porte-leur des paroles de paix, j’y consens; mais je t’avertis qu’ils ont déjà rôti et mangé plusieurs de nos Ambassadeurs. Peut-être n’auront-ils pas le même goût pour la chair d’un Français. Au reste, s’il faut mourir au milieu des tourments, sois homme et souffre sans soupirer. Chante ta chanson de mort (*) d’une voix ferme; je vais te l’apprendre, chante avec moi.

Le Procureur :
Je n’aime pas la musique. D’ailleurs, je n’ai pas les grandes vues que vous me supposez : vous me faites trop d’honneur en me choisissant pour votre Député. Je ne cherche point à établir la paix entre les nations, mais seulement entre les familles.

Le Huron :
Eh! comment veux-tu l’établir entre nos familles? Elle y a régné de tout temps.

Le Procureur :
Cela est vrai; mais pour la perpétuer, vous auriez besoin d’un Code.

Le Huron :
Qu’est-ce qu’un Code?

Le Procureur :
C’est un Recueil de Lois écrites.

Le Huron :
Hé bien. Nous avons un Code qui vaut mieux que le tien. C’est notre conscience.

Le Procureur :
Cependant, s’il survient une querelle, un délit, un meurtre, que ferez-vous? Je parie que vous ne savez seulement pas dresser un procès-verbal.

Le Huron :
Qu’est-ce qu’un procès verbal?

Le Procureur :
C’est un écrit fait par un homme de Loi, qui constate sur le lieu même le crime qui s’y est commis.

Le Huron :
Quoi! vous gardez des monuments des crimes! c’est en faire naître de nouveaux. Chez nous, dès que le crime est commis, il est puni; et dès qu’il est puni, il est oublié. Il faut des mœurs et non pas des lois. Vous avez des lois vous autres Européens, et cependant la paix ne règne pas dans vos familles.

Le Procureur :
Permettez-moi encore une observation. Vous vivez de gibier, et le Code des chasses vous est très nécessaire.

Le Huron :
Pourquoi cela?

Le Procureur :
C’est pour savoir à qui le gibier appartient.

Le Huron :
Il appartient à celui qui l’a tué.

Le Procureur :
Mais le Seigneur n’y a-t-il pas plus de droit que son Vassal?

Le Huron :
Comment? est-ce qu’il y a des Seigneurs en Huronie? tout n’est-il pas égal parmi nous?

Le Procureur :
Cela n’est que trop vrai. Mais si l’on pouvait introduire le Gouvernement féodal dans votre patrie, vous seriez un très puissant Seigneur, et vous vous enrichiriez beaucoup par les droits de lods et ventes.

Le Huron :
Eh! comment pourrai-je m’enrichir? aurai-je meilleur appétit? serai-je plus alerte, plus robuste, plus adroit, plus sain? Je ne connais point d’autres richesses que celle-là.

Le Procureur :
Je sais que vous vivez de peu; mais quelque bornée que soit votre propriété, vous avez besoin de lois pour la conserver. Il faudrait régler parmi vous le partage des terres, vous enseigner la loi du mur mitoyen, la distinction du fonds et du tréfonds; enfin, pour les négociations et pour les combats, je vous enseignerai le Traité du Droit de la guerre et de la paix de Grotius.

Le Huron :
Le droit de la paix, c’est l’équité. Le droit de la guerre, le voilà (en montrant sa massue). Nous n’en connaissons point d’autres.

Le Procureur :
Et pour les mariages, quelle loi suivez-vous?

Le Huron :
La nature épurée par l’honneur. Mais, dis-moi; dans ton pays, où il y a tant de lois pénales, n’y en a-t-il point contre ceux qui cherchent à obscurcir des idées claires, qui arrêtent les passants et les ennuient par des discours impertinents?

Le Procureur :
Pardon, si je vous suis importun. Je n’ai plus qu’un mot à vous dire. Que pensez-vous de cette Agathe à qui vous avec parlé hier?

Le Huron :
Elle est belle, elle est charmante; heureux l’époux qui la possèdera! heureux le père qui lui a donné le jour!

Le Procureur :
C’est moi-même; et puisqu’elle peut faire votre bonheur, je vous la donnerai en mariage.

Le Huron :
Il n’est plus temps. Mon cœur n’est plus à moi. Je l’ai donné à la divine Nobar. Je serais déjà son époux, si j’en avais cru mon impatience. Mais j’ai voulu me rendre digne de sa main. Quand j’aurai vaincu les Iroquois; quand j’aurai vengé ma patrie, alors j’entrerai triomphant dans sa cabane, je l’épouserai; j’inviterai tous les braves de ma nation au festin; Nobar elle-même chantera mes exploits; les chevelures des Iroquois seront suspendues sur sa tête, et ma massue sera à ses pieds.

Le Procureur :
Vous avez donc passé avec elle un contrat de mariage?

Le Huron :
Nous ne connaissons d’autre contrat que notre parole.

Le Procureur :
Il y avait donc des témoins?

Le Huron :
Oui, sans doute, il y en avait trois.

Le Procureur :
Eh bien, j’en ferai venir dix de Normandie pour contredire ceux-là.

Le Huron :
Pour les contredire, misérable.

Le Procureur :
Mais enfin, ces témoins qui sont-ils?

Le Huron :
Le Ciel, ma Maîtresse et moi; … oui, moi, si j’étais assez lâche pour manquer à ma parole, je déposerais contre moi-même, et j’ordonnerais mon supplice. Mais ma nation m’attend; Vaudreuil me donne des secours, deux cents braves Français vont marcher avec moi; si la victoire balance, Vaudreuil m’a promis de venir combattre lui-même; sa bravoure décidera du succès. Adieu, lorsque j’aurai tué l’Iroquois, je t’inviterai à en venir manger à ma noce.

Le Procureur :
Je ne me sens pas d’appétit.

(*) On sait que les Sauvages Septentrionaux souffrent et meurent avec un courage plus que stoïque; qu’ils apprennent leur chanson de mort dès leur enfance; que lorsqu’ils sont faits prisonniers dans les combats, et qu’on les traîne au supplice, ils entonnent ce chant lugubre, et qu’il le répètent même au milieu des tourments.