Entretien de Socrate et de Philoxène

De la philosophie de la nature, ou traité de morale pour l’espèce humaine. Tiré de la philosophie et fondé sur la nature, 3e édition, Tome cinquième, 1778, p. 205-20

Socrate échappé, comme nous l’avons vu, au glaive sacré du fanatisme, avoir été conduit par les satellites de l’aréopage du temple de Cérès dans sa prison : le pyrrhonien qui s’était glissé avec son cortège, et qu’il avait invité à lui voir boire la ciguë, se rendit avec empressement à ce grand spectacle : ce Sophiste avait pendant cinquante ans observé l’homme vivant en société : il voulut une fois voir le sage aux prises avec la mort : il sentait qu’une heure passée avec Socrate entrant dans la tombe, était plus faite pour l’éclairer qu’un demi siècle de commerce avec des méchants ou des imbéciles.

Philoxène, c’était le nom de ce Pyrrhonien, était un athlète dangereux dans la dispute; car il avait acquis l’apathie de Zénon : les traits de sentiment ne faisaient qu’effleurer son âme froide et cadavéreuse : il fallait de grands traits de lumière pour le convaincre, et un coup de tonnerre pour l’émouvoir.

Par une bizarrerie singulière, cette statue raisonnante avait épousé depuis quelques années la fille de la célèbre Aspasie, jeune héroïne, la plus tendre et la plus sensible des beautés d’Athènes : c’était une image du supplice de Mezence, l’union d’un être vivant et d’un cadavre.

Aspasie, quand Philoxène se rendit à la prison de Socrate, avait dans son sein le germe d’une maladie cruelle qui l’enleva quelques jours après à sa patrie; son époux sentit son âme se déchirer pour la première fois : il désira un instant d’être immortel; mais l’habitude du sophisme revint bientôt l’égare, et la mort d’Aspasie fut perdue pour lui.

Au reste, Philoxène avait des mœurs pures, de la franchise et de la vertu : sa vie était sans cesse en contradiction avec sa logique, et il aurait rendu l’athéisme respectable, si on pouvait mériter du genre humain lorsqu’on lui ravit son Dieu et sa morale.

Socrate était seul dans sa prison, quand Philoxène y entra : c’était le matin du jour où le sage devait mourir; la Grèce entière paraissait dans l’attente : mais le maître de Platon faisait les préparatifs de sa mort avec la même tranquillité qu’un homme vulgaire fait le lit où il va s’endormir : Philoxène garda quelque temps ce silence respectueux qu’on observe malgré soi, quand on entre dans le sanctuaire d’un temple à demi ruiné; ensuite il éleva sa voix, mais avec une sorte de timidité.

Philoxène :
Je vois bien, ô Socrate! que vous n’êtes pas de ces sages qu’on puisse juger au premier coup d’œil : votre philosophie cache si peu de prétention! on doit commencer par sourire de votre bonhomie, et finir par l’admirer : oui, je soupçonne que le bon homme chez vous n’est que le voile du grand homme.

Socrate :
Je n’ai aspiré jusqu’ici qu’à être bon : les talents sublimes sont trop funestes à ceux qui les possèdent! ils mortifient trop le vulgaire qui en est privé! – Malgré l’oracle d’apollon, j’ai vécu obscur; et si le nom de Socrate est cité un jour sur la terre, je ne le devrai sans doute qu’à ma mort. – Mais qui êtes-vous, homme sensible, qui venez assister à la dernière scène du drame de ma vie?

Philoxène :
Sensible! Socrate, – je n’eus jamais cette faiblesse.

Socrate :
Vous n’êtes pas sensible! que faites-vous donc parmi les hommes?

Philoxène :
Je les observe.

Socrate :
Vous n’avez donc pas besoin d’eux? – auriez-vous malheur de les gouverner?

Philoxène :
Le hasard m’a donné quelques titres, et l’adversité quelques vertus; j’ai commencé par être prince, j’ai été ensuite laboureur, et j’ai fini par être honnête homme.

Socrate :
Fort bien; mais avez-vous toujours été honnête impunément? ne s’est-il pas trouvé dans votre pays quelqu’Aristophane pour vous rendre ridicule, et quelqu’Anitus pour vous rendre odieux? Ici, on n’est guère en sûreté quand on a l’audace de mépriser un poète et un grand-prêtre de Cérès.

Philoxène :
Je ne vais jamais ni au théâtre ni au temple, et je vis tranquille.

Socrate :
Je soupçonne qu’on peut être bon citoyen, et ne pas assister aux farces anti-philosophiques d’un Aristophane : Je sais aussi que le sage peut, sans fréquenter les temples, honorer l’être suprême…

Philoxène :
Que dites-vous, bon Socrate? avez-vous encore le préjugé de l’homme qui n’a pas le courage de penser d’après lui-même? reconnaîtriez-vous, par hasard, un être suprême? Pour moi, je n’ai ni la faiblesse de craindre ce fantôme, ni l’orgueil de le braver, supposé qu’il existe; je suis ce que le peuple appelle un athée, et ce que les gens sensés nomment un philosophe.

Socrate :
Votre secret est trahi : il n’y a dans la Grèce qu’un Philoxène, et vous l’êtes.

Philoxène :
Oui, je suis l’époux de la jeune Aspasie : cette beauté ingénue fais servir depuis dix ans ses charmes, son silence éloquent et sa douleur, à m’asservir sous l’empire des préjugés religieux : mais quand la plus tendre des femmes échoue, quel sophiste tenterait de me persuader?

Socrate :
Vous me paraissez trop froid pour être persuadé : mais vous pourriez être convaincu, – Je ne me flatte cependant pas, ô Philoxène, d’un tel succès : mais cherchons ensemble la vérité : raisonnons et laissons disputer le vulgaire des hommes : – parlez-moi avec sincérité; que pensez-vous du genre humain, vous qui jouez depuis cinquante ans le rôle d’observateur?

Philoxène :
Le genre humain ne change point de nature dans l’intervalle d’un demi-siècle : j’ai voulu le connaître pour avoir droit de le mépriser. – Mes anciens malheurs ne m’ont point rendu misanthrope, mais j’ai appris par mon expérience, qu’en général les hommes mené en lisières par l’intérêt, sont d’orgueilleux imbéciles, réunis en société par des fourbes politiques ou des fourbes religieux : s’il s’élève de temps en temps quelques honnêtes gens dans cette nuit d’erreurs et de crimes, ce sont des philosophes éclairés par la raison, ou des gens obscurs éclairés par les philosophes.

Socrate :
Mais vous vivez avec des êtres si vils ou si coupables.

Philoxène :
Je ne vis qu’avec Aspasie, l’univers entier est pour moi dans ma maison : j’y trouve l’image de ce ciel dont vous autres théistes vous cherchez en vain dans un monde imaginaire la réalité.

Socrate :
La terre n’a qu’une Aspasie et fort peu de philosophes : ne nous réglons pas par des événements extraordinaires. Dites-moi; si vous aviez un peuple à gouverner, comment vous y prendriez-vous pour l’empêcher d’être dupe ou fripon?

Philoxène :
Je lui proposerais tacitement pour modèle l’exemple de ma vie : je serais vertueux d’abord pour ma félicité, ensuite pour celle de mes sujets.

Socrate :
Vous vous écartez déjà de votre premier principe, que els hommes n’ont de Dieu que l’intérêt qui les maîtrise : je veux que le vôtre soit d’être juste pour avoir des sujets bien pacifiques, bien unis, bien esclaves; mais vos sujets doivent raisonner différemment; le grand nombre dira : pourquoi avons-nous un roi? L’avons-nous élu? avions-nous le droit de l’élire? Est-il physiquement plus fort que nous? A-t-il plus d’intelligence? – Quelques-uns ajouteront : faisons-le descendre du trône : quand nous serons à sa place, nous seront justes comme lui.

Philoxène :
Eh bien, Socrate, je formerai un code politique comme Zoroastre, Minos et Solon; mes sujets ne seront pas censés obéir au prince, mais à la loi.

Socrate :
Y pensez-vous, Philoxène? quoi! des lois humaines pour gouverner des hommes! et de quel droit mon égal vient-il me donner des chaînes? Sa législation n’est utile que contre les infracteurs qu’elle fait naître. Par quelle absurde barbarie me rend-il coupable, afin d’avoir le droit de me punir?

Philoxène :
Je vous entends. – Eh bien, je vous accorde que le peuple a besoin d’un culte : il faut environner ses yeux du bandeau de la superstition, pour l’empêcher de troubler la terre; l’égarer, pour lui ôter la faculté de se nuire, et abrutir son intelligence, afin de le mettre hors d’état d’en abuser. – Mais un philosophe a-t-il besoin d’erreurs pour être justes? Non; il l’est sans consulter les préjugés populaires; il l’est même malgré ses préjugés.

Socrate :
Combien, ô Philoxène! je pourrais, si je vous estimais moins, triompher de votre réponse! Quoi! c’est vous qui conseillez de tromper les hommes? et vous êtes honnêtes! le mot de probité est dans votre bouche, quand le blasphème est dans votre cœur!… À Dieu ne plaise cependant que j’humilie, par le fiel de ma critique, l’homme estimable que je puis éclairer! non, mon cher Philoxène, l’erreur ne fut jamais utile au genre humain; elle déshonore également le législateur qui la fait naître et le vulgaire qui l’adopte. Si le culte de l’être suprême fait le bonheur de la terre; c’est qu’il est la base de toutes les vérités, et le principe de toutes les vertus. Pour l’athéisme, il n’est utile qu’aux riches qui veulent jouir sans inquiétude, et aux grands qui veulent opprimer sans remords; c’est le système des tyrans, qui, après avoir tourmenté leur existence dans la recherche des vains plaisirs, appellent encore le néant au bout de leur carrière.

Philoxène :
Socrate, l’éloquence est bien froide, quand il ne s’agit que de raisonner; et qui vous a dit que Dieu existait?

Socrate :
Qui me l’a dit? toute la nature.

Philoxène :
Mais la nature n’est que l’effet aveugle d’une cause privée d’intelligence; ainsi l’oracle est aussi obscur que la prêtresse qui l’annonce.

Socrate :
Ne décidons pas où il faudrait du moins douter : répondez-moi, Philoxène, ne mettez-vous aucune différence entre le lierre qui tapisse les murs de cette prison, et Socrate qu raisonne avec vous?

Philoxène :
Je ne suis pas assez absurde pour confondre une plante avec l’être intelligent qui m’éclaire.

Socrate :
Vous supposez donc par l’ordre de mes raisonnements que j’ai de l’intelligence.

Philoxène :
J’en serais privé moi-même, si je pouvais en douter.

Socrate :
Eh! quoi, deux ou trois arguments philosophiques font de l’homme intelligent, et l’ordre admirable qui règne dans l’univers, n’est que l’effet de l’aveugle hasard! – Descendez dans le sein de la erre, voyez la nature travailler en silence à la formation des minéraux et à la végétation des plantes. Parcourez la surface de la terre, et voyez l’homme libre et éclairé se consoler par la vertu des maux physiques dont il est affligé; portez vos regards au-dessus de vous et voyez ces orbes lumineux, qui dans le spectacle varié qu’ils présentent, n’ont jamais changé le cours uniforme de leurs révolutions. Si dans cette harmonie constante des êtres, vous n’apercevez qu’un silence profond, ô Philoxène! Pourquoi me donnez-vous le titre d’intelligent? Voulez-vous me séduire par une flatterie ou m’offenser par une satire?

Philoxène :
Je ne suis ni un Satrape de la Perse, ni un Aristophane; mais depuis que je me connais, je m’étudie à être vrai. – J’ai droit d’attribuer de l’intelligence à l’homme, parce que je la sens en moi, parce que je puis même la définir; mais je ne comprends pas de même l’être que vous faites présider à la formation de l’univers; et je ne suis athée que parce que j’ai la bonne foi de ne pas faire un Dieu d’une qualité occulte.

Socrate :
Eh bien! j’en appelle à cette même bonne foi qui vous rend athée : répondez-moi; raisonnerais-je avec justesse, si je disais : je ne comprends pas la mécanique du flux et du reflux de l’océan; donc il n’y en a point : la plupart des propriétés de la matière me sont inconnues; donc il n’y en a point : la plupart des propriétés de la matière me sont inconnues; donc elles n’existent pas : je ne suis point initié dans le mystère de la génération; donc je ne serai jamais père : cette logique sans doute n’est pas celle de la nature. Ô Philoxène! vous appelez Dieu une qualité occulte, et vous en concluez qu’il n’existe pas; c’est imiter ces despotes de la Perse, qui font de leurs esclaves des eunuques, afin d’avoir le droit de ne pas les traiter comme des hommes. Nous ignorons quelle est la nature du grand être qui gouverne tout, mais l’édifice existe, et sa vue dépose en faveur de l’existence de l’architecte : cette vérité est le cri de la nature, et le triomphe de la raison.

Philoxène :
Mais si l’existence de Dieu était une vérité éternelle, d’où vient en ai-je douté un seul moment?

Socrate :
Parce que vous avez voulu avec un entendement borné déchiffrer tous les hiéroglyphes de la nature : parce que n’ayant que cinq sens, vous avez enté de pénétrer l’essence des choses. L’athée n’est pas le seul sophiste qui nie ce qu’il ne voit pas avec évidence : il y a dans Athènes des penseurs subtils qui à force de se défier de leurs sens, en sont venus à assurer que la matière n’existe pas : ils prennent leurs corps pour des fantômes, et s’indignent de la douleur qui les avertit du délire de leur système. Philoxène, le peuple n’explique rien, le sophiste veut tout expliquer : pour le philosophe, il tâche d’interpréter çà et là quelques lignes du vieil manuscrit de la nature; et quand les difficultés l’arrêtent, il n’accuse que lui-même, et ne déchire pas le feuillet.

Philoxène :
Socrate, il y a dans la fabrique de l’univers des défauts essentiels qui trahissent le peu d’intelligence de son modérateur. Telle est l’introduction du mal physique et du mal moral; cette horrible dissonance dans l’harmonie des êtres frappe tous les regards, et ce n’est point là un problème à expliquer; or, dans l’alternative d’admettre un cause aveugle ou un cause méchante, j’aime encore mieux attribuer l’existence de tout au hasard qu’à un Dieu, qui serait le tyran de l’univers.

Socrate :
Philoxène, on a mille fois satisfait à vos plaintes contre l’être suprême : le mal physique vient de ce que ‘ayant rien de stable dans les formes successives qu’elle adopte, n’est point le Dieu de l’univers : quant au mal moral, il dérive de cet apanage sublime de l’homme qu’on appelle la liberté : le premier n’est rien pour le sage qui sait l’apprécier; le second lui donne droit à la vertu : la discorde peut troubler ce point fugitif de notre existence qu’on appelle la vie; mais à la mort tout rentre dans l’ordre : la mort!… quelle idée terrible ce mot doit réveiller en vous! Si le néant ne se trouve pas au bout de votre carrière; si votre corps ne se dissout que pour procurer à votre âme le réveil de l’éternité… ah! Philoxène!… je veux croire que vous n’avez pas acheté par des crimes votre sécurité contre les remords; j’aime à me persuader que le défi d’être anéanti ne vous a pas entraîné au dogme affreux de l’anéantissement; mais s’il existe un bienfaiteur éternel des hommes, ne frémissez-vous pas d’augmenter le nombre odieux des ingrats? – Mon ami, l’heure de la vie est sonnée pour moi; dans peu elle sonnera aussi pour vous : l’hiver a blanchi votre tête et annonce sa décadence; la tombe s’ouvre sous vos pas; tombez aux genoux de l’être suprême, pour vous endormir dans son sein. – Vous aimez Aspasie!… je ne sais quel pressentiment vient tout à coup m’agiter; je crois entendre la voix de mon Génie qui ne me trompa jamais… Tremblez, homme infortuné! le ciel pour vous va cesser d’être sur la terre; dans peu, le voile de la mort s’étendra sur tout ce que vous aimez; avant trois jours peut-être; ce cœur où vous régnez sera rongé des vers… Ah! si les vertus d’Aspasie expirante ne sont pour vous que la vague impulsion d’un ressort qui s’anéantit; si en embrassant pour la dernière fois son corps livide et glacé, vous ne désirez pas de renaître avec elle… Philoxène, vous ne l’avez jamais aimée… Vous n’êtes pas digne de rencontrer Dieu sur la route de l’éternité.