Entretien d’une Américaine et d’un Archevêque

De la philosophie de la nature, ou traité de morale pour l’espèce humaine. Tiré de la philosophie et fondé sur la nature, 3e édition, Tome sixième, 1778, p. 138-47

Lorsque l’Américaine se présenta au palais archiépiscopal, monseigneur n’était pas encore visible. Un secrétaire qui écrivait dans un premier salon, entendant nommer une Sauvage, se leva, contre l’usage des secrétaires, la conduisit à un canapé, et vint s’asseoir à côté d’elle.

Le secrétaire :
Les mœurs de l’Europe doivent vous paraître bien étranges, mademoiselle.

L’Américaine :
Toi as tort de m’appeler mademoiselle : je l’ai eu sept enfants; tous aujourd’hui n’être plus; ma chef est mort aussi : ma chef est ce que vous appelez en France in mari. Notre usage en Amérique est de nommer lui devant le monde ma chef, et en tête-à-tête mon bon ami.

Le secrétaire :
Sept enfants, madame! À voir vos traites, à peine vous croirait-on au premier : mais à quel âge se marient donc vos Américaines?

L’Américaine :
Nous nous marier dès que notre cœur parle; et dans ma pays le cœur il parle de bonne heure. Un petit fille qui a le sein à peine gros comme une noix d’acajou, sent ce cœurs battre à l’approche d’in jeune homme; alors la père dit : voilà la nature qui parle, et il la marie.

Le secrétaire :
Avec une telle aisance dans les unions des deux sexes, je doute qu’on se pique de beaucoup de fidélité.

L’Américaine :
Toi te trompe fort; c’est l’aisance du mariage qui dans ma pays en fait la durée : chez toi la prêtre en fait une chaîne, afin qu’on se donne le plaisir de la briser. Ne crois pas, au reste, qu’il suffise à une fille du soleil comme moi, pour se livrer à in homme de souffler dans un calumet; j’oblige lui d’acheter le droit de devenir ma chef par de grands sacrifices; par exemple, je fais lui coucher trois nuits avec moi; s’il me respecte, moi être à lui; s’il ose me touche, je lui dis : toi il aime pas moi, et moi vouloir n’être jamais à toi. Comment une fille du soleil et sa chef se quitteraient-ils, puisqu’ils ne se prennent point sans s’aimer? Dans mon Amérique ma chef être à moi, et moi être à ma chef : mais dans ton France quand on s’épouse, le mari ne veut qu’être riche, et la fille ne veut qu’être libre : delà vient que la femme de tes villes y être à tous les hommes, excepté à son mari; et le mai y être à toutes les femmes, excepté la sienne.

Le secrétaire :
Pour une Sauvage, vous voilà bien au fait de nos mœurs. Au reste, votre naïveté nous offenserait moins, et nous corrigerait mieux que les épigrammes de nos philosophes.

L’Américaine :
Écoute, toi secrétaire. – Nos sauvages, qui ne sont pas baptisés, y être des hommes plus près de la nature que les Européens qui les baptisent. Moi qui parle à toi, voilà vraiment in être libre. Mon case m’appartient, parce que je l’ai bâtie; ma chef être à moi, parce que nous nous aimons; mes enfants être mes enfants, parce que je les allaite et que je les élève : il n’y a pas jusqu’au grand Zuma que je n’appelle mon Zuma, parce que lui il est le père à tous les hommes, et surtout à tous les Sauvages.

Le secrétaire :
Et quel est ce Zuma?

L’Américaine :
Y être celui que dans ta langue toi appelle in Dieu : oh à mon Zuma, il est un grand Zuma; pour celui-là, les hommes ne l’ont point fait.

Le secrétaire :
La porte s’ouvre. Voici monseigneur. – Révérez le Zuma dont il est le ministre.

L’Archevêque, à son secrétaire :
Voilà cette Américaine, sans doute.

Le secrétaire :
Oui, monseigneur.

L’Américaine :
Écoute; on a dit à moi que j’appelle toi monseigneur; dans ma pays, il n’y a que le grand Zuma qu’on appelle monseigneur, et ma pays a raison; car si toi est monseigneur, que fera donc le Seigneur de tout, dont toi est le ministre?

L’Archevêque :
Les titres donnés à mon rang sont peu faits pour mon caractère. – Appelez-moi, comme vous désirerez.

L’Américaine :
Tu es un honnête homme, toi; tu n’as pas de la vanité comme ce prêtre de ton sorbonne, qui veut à toute force me convertir : quand toi serais né parmi les Sauvages, toi ne serais ni plus modeste, ni plus vertueux.

L’Archevêque :
Quoi! vous êtes Sauvage et vous me flattez. – Mais, répondez-moi, êtes-vous baptisée?

L’Américaine :
Moi ne l’être pas encore.

L’Archevêque :
Vous désirez donc le baptême?

L’Américaine :
On a dit à moi qu’il fallait désirer le baptême; et pour ne point offenser le prêtre à qui il importe que je le désire, moi l’ai désiré.

L’Archevêque :
Je ne vous entends pas.

L’Américaine :
Toi va m’entendre. – Toi fais peut-être que le vaisseau qui me menait en Europe essuya une tempête grande près de ton ville de l’Orient : tout l’équipage était à genoux, et faisait des vœux à notre-dame de Lorette; moi ne connaître pas cette dame-là, et moi rester assise. Un moine (on dit qu’il y a de ces bêtes-là partout) venir alors à moi, et me dire : toi portes malheur au vaisseau; car toi n’es pas baptisée. J’ignorais, répondis-je, que les vents se battissent sur les mers, parce qu’une Sauvage n’a point reçu quelques gouttes de ton eau sacrée sur son personne; mais puisque ma baptême doit sauver la vaisseau du naufrage, je promets à mon Zuma de me faire baptiser : tout l’équipage parut satisfait de mon réponse : l’ouragan dura encore trois jours et trois nuits; mais le vaisseau entra au port de mon ville de l’Orient; et comme il ne faut jamais manquer à son parole, surtout quand on promet au grand Zuma, moi venir ici acquitter mon vœu et te demander ma baptême.

L’Archevêque :
Je ne baptise personne dans l’âge de raison, à moins qu’on ne soit instruit. Connaissez-vous les préceptes de notre divine religion?

L’Américaine :
Moi, les connaître sans doute, et sans les avoir appris : ils sont dans mon cœur.

L’Archevêque :
Quoi! les préceptes de la religion chrétienne.

L’Américaine :
Toi m’étonnes à mon tour. Est-ce qu’il y a deux religions? Est-ce que le Zuma de l’Amérique n’est pas le Zuma de l’Europe?

L’Archevêque :
Le dieu de vos climats n’est rien, et le nôtre est tout. Remerciez ce Dieu, qui vous a sauvée du naufrage, d’avoir fait à l’Europe le présent sublime de la révélation; respectez ses mystères, et admirez ses miracles.

L’Américaine :
Mon Zuma, il est vrai, n’être pas le tien; car lui il ne s’est pas révélé à ma pays; lui il n’a pas de mystères; lui il ne fait pas de miracles; lui cependant il est le Zuma de mes pères; lui il me rend heureuse, et ce serait mal à moi de le renier.

L’Archevêque :
Le Dieu des chrétiens ne veut point de partage : si vous n’êtes pas encore assez instruite pour sentir l’excellence de sa foi, il ne faut point profaner le baptême : ce signe sacré du christianisme n’est point fait pour qui balance entre ma religion, et le culte du soleil.

L’Américaine :
Oh! mon Zuma à moi, il n’est pas si tyran que le tien; il ne défend pas, quand moi me trouve dans in pays étranger, de me conformer à ses usages religieux; lorsque ces usages ne rendent pas moi ni vile ni méchante : par exemple, mon Zuma il veut que je ne sois pas inutile à la nature, mais dans ta pays, on ne peut épouser qu’après avoir reçu la baptême. Je viens donc prier toi de me baptiser; alors je prendrai une seconde fois ma chef : j’aurai des enfants qui seront baptisés aussi, mais que j’élèverai dans les usages des enfants du soleil, et j’en ferai des hommes bons et vertueux.

L’Archevêque :
Cela est bien : mais il faut songer d’abord à en faire des chrétiens. – Avez-vous lu nos livres sacrés?

L’Américaine :
Oh! moi aime à lire, et j’ai lu beaucoup des livres de ton religion : ton morale de Nicole, ton évangile; un de ceux que moi goûte le plus est Bélisaire : oh! comme son Zuma est un bon Zuma! Celui-là vraiment il est le père, non le tyran des hommes.

L’Archevêque :
Bélisaire est un livre très dangereux. On y dit que les grands hommes qui n’ont pas eu la foi peuvent être heureux après la mort; et notre Dieu dit positivement qu’ils seront brûlés à petit feu pendant toute l’éternité.

L’Américaine :
Quoi! in fille du soleil toute bienfaisante, toute vertueuse, sera brûlée éternellement à petit feu, si elle ne croit pas à ton Zuma… Pardonne; mais ton discours effraie plus moi que la tempête que j’ai essuyée à la hauteur de ton ville de l’Orient… Oh! que tu me fais acheter cher ta baptême!

L’Archevêque :
Encore une fois, je ne vous crois point encore assez disposée pour recevoir ce sacrement. Priez le prêtre qui vous instruit de dissiper tous vos doutes; et vous venez me revoir. – Vous êtes étrangère, et probablement sans fortune; si vous avez des besoins, adressez-vous à moi avec confiance, je vous empêcherai de regretter votre patrie, et peut-être votre religion.

L’Américaine :
Comment, toi qui as le cœur si bon, es-tu le ministre d’un Zuma si méchant? – Mon âme y être pénétrée de tes offres; mais moi n’accepte rien de toi ni de personne; j’ai encore un tête pas mal organisée, et deux bons bras; je travaille, et ma travail me suffit pour mes besoins, qui sont ceux de la nature. Adieu, j’aime toi archevêque; mais ton Zuma ne sera jamais le mien, lors même que j’aurai reçu la baptême.