Petit entretien d’Orondal et d’un Inconnu qui a trois pères

De la philosophie de la nature, ou traité de morale pour l’espèce humaine. Tiré de la philosophie et fondé sur la nature, 3e édition, Tome deuxième, 1778, p. 33-36

L’inconnu :
Quoi! tu n’es point un anthropophage?

Orondal :
Jeune homme, vois l’hiver sur ma tête, et l’été dans mon entendement; crois-tu qu’à l’âge de cent vingt ans, je me suffirais à moi-même dans ces déserts, si je m’étais accoutumé à dévorer des hommes? Crois-tu qu’on vieillisse au milieu des outrages faits à la nature et au sein des remords?

L’inconnu :
Être respectable, tu es donc un Dieu!

Orondal :
Jeune enthousiaste, tu raisonnes comme tu sens, et tu feras avec la plus grande vivacité : vois le délire de ton imagination ardente; en un instant tu as réuni les deux idées les plus contradictoires; tu as fait de moi un dieu et un anthropophage. Moi, un Dieu! et je suis près de ma tombe; et le plus petit des insectes rend mon existence malheureuse; et mon cœur glacé se ferme à presque toutes les jouissances; ce blasphème absurde n’est utile qu’à l’adulateur : eh! qu’as-tu besoin de me flatter? ne suis-je pas plus faible que toi? Dieu remplit l’univers, et le féconde par sa présence; il prescrit aux mondes la route qu’ils doivent suivre autour de la sphère de feu qu’il habite; et moi, le dernier des êtres intelligents, je raisonne bien ou mal dans un point de l’espace, je jette quelques conjectures sur l’origine de choses, et d’une main tremblante j’entrouvre de temps en temps le rideau derrière lequel se cache la nature.

L’inconnu :
La nature! – Voilà un beau mot; il présente une idée sublime; mais ce n’est peut-être qu’un mot : du moins je l’ai consultée souvent, et jamais elle n’a daigné me faire part de ses oracles.

Orondal :
Eh! qui es-tu pour avoir le droit d’interroger la nature?

L’inconnu :
Hélas! je l’ignore encore.

Orondal :
Tu soupires. – Jeune homme, ne crains point d’épancher ton âme dans mon sein, réponds-moi, quel est ton nom?

L’inconnu :
Je suis malheureux : voilà mon nom; je n’en ai pas d’autre.

Orondal :
Je respecte ton secret et ta douleur : quelque jour ton amitié sera moins défiante. – Revenons à la nature.

L’inconnu :
Cruel! tu ne peux prononcer ce nom sans me rappeler mes malheurs : être obscur, jeté sur la terre pour éprouver des sensations douloureuses, je n’y ai jamais été lié par les nœuds sacrés de la nature : trois hommes tout à tour se sont dit mes pères; l’un que je ne vis jamais, a, dit-on, été empoisonné dans son palais; l’autre qui m’a nourri un jour, a été brûlé dans sa cabane; le dernier qui a partagé mon naufrage, vient d’avoir la mer pour sépulture. – Quelle lumière me guidera dans ce chaos d’événements terribles? Un homme peut-il avoir trois pères? que signifie le mot père? et qu’est-ce que la nature?

Orondal (à part) :
Ce cœur tout entier à Zima s’étonne de s’attendrir pour un étranger… (à l’inconnu) La machine humaine, quelque compliquée qu’elle soit, ne peut s’organiser que par la volonté d’un seul père : tu as donné ce titre à trois hommes, et peut-être il n’y en a aucun qui ait droit de le porter; mais viens à moi, je veux être ton bienfaiteur; et si je réussis à te rendre heureux, je mériterai seul d’être ton père : quant à la nature, je t’exposerai mes doutes sur son essence, et je t’apprendrai à replier ton âme sur elle-même pour la forcer à te répondre; car il est peut-être aussi difficile de l’interroger que de devenir son interprète.