Querelle entre Linguet et Roubaud
Querelle entre M. Linguet, auteur du Journal de Politique et de Littérature; et M. l’Abbé Roubaud, auteur du Journal et de la Gazette d’Agriculture, du Commerce, etc.
L’Esprit des Journaux, 1775, Tome I, p. 220-84
Le public paraît prendre le plus vif intérêt à la discussion qui divise de hommes estimables dont le but est de trouver la vérité; mais qui en la cherchant, ne se sont pas assez défié de l’aigreur inséparable de la dispute, lorsque les parties s’échauffent.
On avait peut-être oublié l’ancienne querelle de M. Linguet avec les Économistes; les uns et les autres avaient quitté le champ de bataille en criant victoire; tout le monde était content; lorsqu’une légère atteinte, donnée par l’Auteur du Journal de Politique et de Littérature à M. l’Abbé Baudeau fit courir aux armes, et ralluma une guerre que l’on croyait assoupie.
Pour cette fois-ci, l’on peut dire que les voisins n’ont pas à souffrir des incommodités de la guerre. Chacun s’est battu sur son terrain; et voilà peut-être la raison pour laquelle plusieurs personnes seraient fâchées de voir cette petite guerre bientôt terminée.
Quoiqu’il en soit, nous remplissons nos engagements, en mettant sous les yeux du Public, le commencement et les suites d’un combat qui, dégagé des feintes, des surprises, des coups forcés, serait encore très intéressant par son objet.
Avis au peuple sur l’Impôt qui se perçoit dans les Halles et dans les Marchés, sur tous les bleds et toutes les farines, avec cette Épigraphe : Tanta molis erat!
Cet avis au Peuple, est une plaisanterie en vingt-une pages, avec une addition de l’Éditeur. Celui-ci nous apprend qu’elle est de M. l’Abbé Baudeau, écrivain distingué dans les discussions économiques; elle roule nommément sur les règlements de 1770, aujourd’hui abrogés.
L’auteur soin d’avertir qu’elle a été composée en 1770; mais comme il «n’a pas eu, dit-il, la liberté de donner alors à cette plaisanterie toute la publicité qu’elle aurait méritée, il saisit un moment favorable pour la procurer aux honnêtes Citoyens qui n’ont pu la lire». Ne craint-il pas qu’on lui reproche que c’est un peu prendre ses ennemis à son avantage?
Il se peut que ce badinage produise des effets très utiles; mais les Lecteurs impartiaux penseront peut-être qu’il vaudrait encore mieux ne jamais plaisanter sur les Lois. Car enfin celles qui sont regardées comme mauvaises dans un temps, ont passé ou dû passer pour bonnes au moment de leur institution. Les attaquer par des railleries amères, lorsqu’elles ne subsistent plus, n’est-ce pas donner un exemple dangereux? N’est-ce pas compromettre le respect dû à celles qui les ont remplacées, et qui, à leur tour, deviendront anciennes?
(Journal de Politique et de Littérature, N° 1.)
Journal de Politique et de Littérature contenant les principaux événements de toutes les Cours, les nouvelles de la République des Lettres, etc. n° 1. 25 octobre, T. 1. À Bruxelles.
Le prospectus de ce nouveau Journal nous a appris qu’il serait l’ouvrage de M. Linguet. On lit dans la préface de ce premier cahier, qu’une «méprise singulière a divulgué ce secret». Cette préface mérite d’être lue.
On voit, par les nouvelles politiques, que l’auteur ne suivra pas la méthode facile, sèche, rebutante et commune, de présenter et même de copier littéralement des fais.
Nous nous arrêterons un instant sur un article de la partie littéraire. Il s’agit des réflexions qui accompagnent l’annonce de avis de M. l’Abbé Baudeau, sur les droits des Marchés. L’Éditeur dit qu’il «saisit un moment favorable pour procurer» la connaissance de cette brochure «à ceux qui n’ont pu la lire» dans le temps où elle a été écrite (1770). Là-dessus le Journaliste lui demande, s’il «ne craint pas qu’on lui reproche que c’est un peu prendre ses ennemis à son avantage»?
M. Linguet se rappellera peut-être que, quand il attaquait, dans ses douces diatribes, les Économistes, et les lois solennelles qu’ils avaient défendues, et le pain qu’ils auraient voulu rendre meilleur et moins cher, ils n’avaient pas la liberté de répondre. Alors peut-être M. Linguet «prenait-il» ses adversaires «à son avantage»; je dis ses «adversaires»; car les Économistes ne sont nullement «ennemis» de ceux qui ne pensent pas comme eux.
Ils n’ont pas publié leurs écrits, quand on ne l’a pas souffert : aujourd’hui qu’on le leur permet, faudrait-il qu’ils ne les publiassent pas? Rien ne serait plus commode pour leurs «ennemis». S’ils le publient pour l’intérêt de la vérité et de l’État, la liberté d’écrire qu’ils n’avaient pas, leurs ennemis l’ont aujourd’hui comme eux. Qui sont donc ceux «à qui l’on peut reprocher de prendre leurs adversaires à leur avantage»?
Le Journaliste ajoute qu’«il vaudrait mieux ne jamais plaisanter sur les lois; car celles qui sont regardées comme mauvaises en un temps, ont passé ou dû passer pour bonnes au moment de leur institution»?
Distinguons l’autorité de laquelle émanent les lois et les dispositions ou les opinions qu’elles renferment. Sans doute, il faut toujours respecter l’autorité; mais l’intérêt même de l’autorité ne permet pas de confondre dans ce respect une erreur funeste. S’il est faux que les «mauvaises lois doivent passer pour bonnes en aucun temps», il est vrai qu’on doit toujours supposer bonne les intentions du Législateur : il veut toujours le bien; c’est donc se conformer à ses intentions que de lui démontrer de la manière la plus frappante le mal que produirait une mauvaise loi.
Du reste M. l’Abbé Baudeau écrivait, non «contre les lois», mais en faveur de deux «lois fondamentales». S’il paraît plaisanter sur une disposition particulière d’un Arrêt, la «plaisanterie» n’est que dans la tournure, ou dans le caractère des personnages qu’il introduit : mais au fond, elle est très grave, très importante, très probante : elle démontre que les lois de 1763 et 1764 avaient soustrait la nation à une charge de seize millions que le règlement 1770 lui imposait de nouveau.
M. Linguet dit que c’est «donner un exemple dangereux que d’attaquer par des railleries» les lois (mauvaises), «quand elles ne subsistent plus». M. l’Abbé Baudeau a prouvé, non par des «railleries», mais par des «raisons invincibles», que l’injonction de porter au marché établissait un impôt terrible sur le pain du Peuple. Quand il l’a prouvé, le règlement subsistait; mais on n’a pas voulu qu’il le prouvât publiquement. Il le prouve publiquement aujourd’hui qu’on le supprime, parce qu’il est très important de faire voir que cette suppression est juste, utile, favorable au Peuple, etc. On ne peut pas justifier une loi qui en abroge une autre, sans monter le vice de celle qu’elle abroge.
M. Linguet craint que ce ne soit «compromettre le respect dû» aux lois qui «remplacent» les premières, «et qui à leur tour deviendront anciennes».
Ces deux sortes de lois sont «contradictoires»; ainsi l’une des deux est «bonne» et l’autre «mauvaise». Est-il bien à craindre que le peu de respect qu’on aura pour une erreur désastreuse compromette le respect dû à une vérité bienfaisante? Tout nous fait espérer que les nouvelles lois régneront assez longtemps pour pouvoir être appelées «anciennes». Alors elles seront pour jamais consacrées, comme lois de la nature, comme lois de la Providence, par une expérience irrécusable et par la prospérité du Royaume.
(Gazette d’Agric. du Comm. etc. N° 89.)
Lettre de M. Linguet, à l’Auteur de la Gazette d’Agriculture
Dans les commencements de conversion, Monsieur, le Diable, à ce qu’on assure, n’oublie rien pour déconcerter la ferveur des prosélytes. L’excursion que vous faites sur moi dans votre Gazette, N° 89, est apparemment une de ces ruses du malin Esprit. Il voudrait bien me ramener au «vieil homme», et m’écarter du plan de circonspection et d’impartialité que je me suis proposé. Il a trouvé dans votre cœur un petit levain de rancune; il a essayé d’en profiter, pour faire naître dans le mien une tentation de vengeance.
Il sera cette fois-ci pris pour dupe, au moins de mon côté. Jusqu’ici je ne me suis jamais livré à ces mouvements peu Chrétiens, que quand j’ai été provoqué. Dorénavant je veux conserver mon sang-froid, même contre l’outrage. L’expérience me fait voir qu’on ne gagne rien à s’échauffer. Quoique la vérité n’aille guère avec la froideur, il faut tâcher de ne pas lui donner pour compagnes la colère et la malignité qui s’allient trop aisément avec le mensonge.
S’il n’avait été question dans votre Gazette que de moi simplement, j’aurais peut-être gardé le silence : il s’agit des grands intérêts de la patrie, des lois, de la subsistance du «pauvre peuple» dont vous n’êtes certainement pas le seul défendeur. Vous insinuez que je trahis les uns, que je travaille à compromettre les autres. Il ne m’est plus permis de me taire; mais je vais vous répondre avec une modération qui vous fera repentir de ne m’en avoir pas donné l’exemple.
Vous m’accusez d’abord d’avoir attaqué les Économistes, de les avoir attaqués par des «Diatribes»; d’avoir publié ces «Diatribes» dans un temps où ils n’avaient pas la liberté de répondre. Si vous aviez réfléchi sur ces imputations, vous ne les auriez pas hasardées.
1°. Je n’ai de ma vie attaqué personne, ni Économistes, ni autres. Au Barreau, dans la Littérature, je n’ai jamais fait que repousser des insultes. Ce que me ennemis appellent des «Diatribes», a toujours été une défense légitime et nécessaire.
C’est une observation que j’ai déjà faite cent fois au Public, et que je remettrait encore ici sous ses yeux, puisque vous m’en fournissez l’occasion *. De toutes les querelles où j’ai eu le malheur de jouer un rôle, il n’y en a aucune où j’aie été l’agresseur. J’ai défié, je défie encore mes plus violents détracteurs de me démentir sur cet article. Cependant à qui n’ont-ils pas persuadé que j’étais un caractère violent, un Écrivain satyrique, un Censeur sans égards, qui ne se plaisait que dans des guerres injustes, et qui les commençait toujours? Vous prenez la vérité pour guide, et l’évidence pour appui. Vous sied-il d’accréditer des préjugés si contraires à l’une et à l’autre?
2°. Ces égides employées pour parer des coups qu’on me portait, ne méritent pas le nom odieux par lequel vous vous efforcez de les fouiller, à moins que vous n’en fixiez le sens d’après son étymologie, et non d’après la signification qu’il a ordinairement dans notre langue. En grec (terme non reproduit ici pour des raisons techniques) signifie «écraser». Alors j’avouerais que vous ne vous êtes pas trompé en qualifiant ainsi les vérités que j’ai développées contre votre système.
Vous dites que vous avez répondu cent fois aux objections que l’on vous a faite : vous n’en avez réfuté aucune de celles que contient la «réponse aux Docteurs modernes». Si ce que vous ne cessez de répéter est vrai, qu’en réclamant la «liberté» pour les fruits du labourage, vous la laissez à ceux de l’observation et de l’expérience, je ne tarderai pas à réimprimer cet ouvrage, purgé de ce qu’un sentiment excusable y avait dans le temps pu mêler d’étranger. Vous assurez que vous répondez aux raisonnements : il ne contiendra pas autre chose : nous verrons ce que vous y répondrez.
3°. Vous prétendez que quand cet Ouvrage a paru, vous n’aviez pas la liberté de vous défendre : cela n’est pas encore exact : vos Éphémérides subsistaient alors : vos Gazettes avaient la même existence qu’elles ont eue depuis : vous n’aviez pas même encore mis en usage la ruse ingénieuse de substituer des points aux phrases qu’une censure importune vous forçait de supprimer, et d’avertir ainsi l’imagination de vos Lecteurs de suppléer, en raison de son effervescence aux écart de la vôtre.
Vous nous avez appris depuis, qu’on repoussait dans l’obscurité et le néant, à cette époque, les plaisanteries de M. Baudeau : je veux bien croire, par complaisance, que c’était en effet à l’intervention de l’autorité, qu’il fallait attribue leur désastre; mais enfin ce n’était pas vous enlever les droit d’écrire que de vous refuser celui d’insulter ouvertement des lois établies pour régir un grand Royaume, et par conséquent dignes d’y être respectées alors, quelque opinion que le Législateur lui-même en ait paru prendre depuis.
Vous voyez que, quant à ce qui me concerne personnellement, vous n’êtes pas resté dans les bornes que l’équité et la bienséance vous prescrivaient : ces trois points sont bien éclaircis, et vous n’en avez pas raison.
Examinons si vous êtes mieux fondé, soit dans les leçon que vous avez la bonté de me faire sur la Politique et l’Économie Législative, soit dans le reproche qui en a été l’occasion.
M. l’Abbé Baudeau ou ses amis, publient en 1774, un petit livret que l’Éditeur appelle lui-même une «plaisanterie», contre une loi de 1770, aujourd’hui révoquée. À la vérité rien n’est moins plaisant que ce prétendu badinage; toute sa gaieté et sa finesse consistent à appeler les Auteurs et les partisans de la loi humiliée, «Messieurs les bons politiques de Paris» : ce n’est pas là tout à fait le ton des Provinciales, et des autres ouvrages où la raison s’est déguisée sous une forme agréable, pour percer plus aisément dans tous les esprits : mais il importe peu. M. l’Abbé Baudeau et vous, et vos amis, êtes très excusables de dédaigner l’agrément dans les fonctions augustes de votre apostolat : il est question de nourrir le «pauvre» peuple, et non pas de l’amuser; je crois que le secret le plus plaisant qu’on pût lui apprendre, serait celui de la multiplication des pains.
Mais ce pamphlet est un «avis» qui lui est adressé : j’ai cru me conformer à vos vues en l’en avisant, dans mon petit département. Seulement comme il m’a paru que cette justification de la loi nouvelles, aux dépens de l’ancienne, tendait à compromettre le respect dû aux lois en général, j’en ai fait l’observation modestement. J’ai dit, non pas qu’il ne fallait jamais apprécier les lois, mais qu’il était peut-être dangereux de les rendre ridicules, et que le badinage en ce genre, devait être interdit aussi scrupuleusement contre les morts que contre les vivants : voilà sur quoi vous me redressez vertement.
Vous ne supposez pas, il est vrai, comme vous le dites dans la même feuille, du pauvre M. de Querlon **, «que j’aie ri avec la PLUS BELLE GRIMACE de votre intelligence, de votre sagacité, etc.». En effet il m’échappe peu de grimaces, et je crois qu’elles ne seraient pas belles. Vous me faites l’honneur de raisonner avec moi : vous m’apprenez qu’il faut distinguer «l’autorité qui fait les lois, des dispositions ou opinions que ces lois renferment»; qu’il faut toujours respecter la première, mais que «pour son propre intérêt il faut bien regarder de la confondre» avec les autres : voilà, je l’avoue, un code tout nouveau pour moi.
D’abord je n’entends pas bien comment en matière de règlements, les mots «dispositions» et «opinions» peuvent vous paraître synonymes, comment vous avez pu imaginer d’adapter le dernier aux lois. Une opinion c’est l’avis d’un particulier isolé, qu’on peut embrasser ou méconnaître sans conséquence. Un disposition légale, c’est un ordre sacré qu’on ne peut pas enfreindre sans crime, et à l’exécution duquel tient le repos de la société. Daignez m’apprendre comme deux choses aussi disparates peuvent si facilement se confondre, et à quels signes on peut distinguer «le système» dont il est permis de se jouer, du «précepte» impérieux auquel on est obligé de se soumettre.
Sans ce préservatif essentiel les Magistrats seraient souvent embarrassés. Je ne vois pas trop ce qu’ils auraient à répondre à un assassin qui leur dirait, la défense de tuer est une «opinion» de la loi contre le meurtre. Pouvez-vous en conscience me punir parce que j’ai suivi un système contraire?
Une loi qui ne commande pas, une loi où il est possible d’apercevoir la moindre trace d’incertitude n’est pas une loi; c’est une rêverie : c’est même un piège cruel tendu aux citoyens : le crime ou l’innocence alors dépendront de l’interprétation, et le sort des hommes du Commentaire, ou de la tournure d’esprit du Commentateur. Or c’est précisément à empêcher cet abus, que les lois sont destinées; d’où il suit que celles qui le favorisent, ne sont pas des lois.
Voilà mes principes; ce ne sont pas les vôtres : nos opinions respectives peuvent se discuter sans risque, parce que nos écrits ne sont pas heureusement non plus des «lois».
Je sais bien qu’ici vous êtes conséquent. Prétendant que la législation ne doit régner que par la «persuasion», supposant que le cœur des hommes peut se mener par l’esprit, et que pour vaincre les passions qui agitent l’un, il suffit de faire briller les lumières devant l’autre, vous avez raison de ne point admettre la différence entre le commandement qui contraint, et la foi qui subjugue; mais ces spéculations réalisées quelquefois par l’enthousiasme religieux, sont de terribles méprises en politique.
Quand il s’agit de la régénération d’un culte, de l’établissement d’une secte, le Prophète inspiré qui prêche ses dogmes, parlant toujours au nom du ciel, éblouit les auditeurs crédules qui s’amassent autour de lui sur la terre. L’éclat de sa mission cache la faiblesse de ses moyens : il propose de grandes récompenses et de grands sacrifices; il intimide les passions au nom du Dieu qui lit dans les cœurs. Le fanatisme qui accable les petites âmes, et donne de l’énergie aux grandes, y fait taire pour un moment l’intérêt; et malgré la différence des humeurs, des goûts, des désirs, on voit avec surprise, une foule d’hommes agir pour les progrès de leur doctrine avec une parfaite unanimité.
Mais en est-il donc de même en Politique? Un Législateur profane a-t-il dans sa main ces ressorts puissants et cette prépondérance irrésistible que donne aux idées d’un seul, la confiance et l’empressement aveugle de tous? S’il ne veut régner que par la «persuasion», de quel droit punira-t-il un homme qui refusera d’obéir, parce qu’il n’est pas «persuadé»?
On l’instruira, je le veux; mais dans quel rang ferez-vous marcher le «catéchisme» et le «précepte»? Si le premier ne fait que suivre, il sera inutile : s’il précède, à quelle époque publierez-vous le second?
Attendrez-vous que chacun soit convaincu? Mais comment le saurez-vous; et si vous exigez la soumission extérieure, avant que d’avoir dompté toutes les âmes, que ferez-vous de plus qu’un Législateur ordinaire?
Oh! nous donnerons tout à la fois le spécifique et les raisons qui en démontrent l’excellence. Nous dirons aux peuples : «Vous devez obéir, et voici pourquoi» : mais ne voyez-vous pas que ce palliatif illusoire ne remédie à rien? C’est un signal d’anarchie ou une inconséquence et même une cruauté. Si vous voulez que ma soumission soit raisonnée, attendez donc pour en jouir, qu’elle soit volontaire : et si vous exigez de moi des symptômes de foi malgré mon incrédulité, vous m’ordonnez une espèce de sacrilège : vous vous jouez de mon existence, de mes lumières : vous me dites : «Examinez», et vous me forcez d’agir comme si je n’examinais pas.
S’il y avait sur la terre un pays où l’idée prévalût de travestir ainsi un Législateur en Missionnaire, et les lois en sermons, cet égarement passager ne pourrait pas se soutenir. Le Gouvernement et les Sujets se fatigueraient bientôt, l’un d’une condescendance dangereuse; les autres d’une formalité inutile : et si ceux-ci s’en prévalaient jamais sérieusement, ce serait le plus grand de tous les maux, parce que de l’obligation de rendre compte des motifs d’une Loi, naîtrait bientôt le droit de le demander, et qu’il est difficile de fixer jusqu’où pourraient aller les prétentions en ce genre.
En deux mots, Monsieur, les Législateurs sont des Dieux pour la société. S’ils ouvrent la bouche, il faut que ce ne soit que pour rendre des oracles; ils doivent manifester leurs volontés, et non pas leurs motifs.
Une Loi ne peut être trop «raisonnée», c’est-à-dire que les Auteurs ne peuvent pas apporter trop de soin, trop de prudence, trop de combinaison en la créant. Est-elle une fois élevée sur le piédestal qui l’expose à la vénération publique, c’est un objet de culte dont il ne peut plus être permis d’approcher qu’à genoux. Si elle est susceptible de quelque réforme, la main seule qui lui a donné l’existence a droit d’y porter le ciseau, et quoique si parmi les adorateurs prosternés il s’en trouve quelqu’un qui aperçoive l’endroit défectueux, il soit bon pour l’intérêt commun de ne lui pas fermer la bouche, il faut veiller à ce que les avis donnés avec respect, n’exposent jamais l’histoire sacrée à une profanation scandaleuse : il faut proscrire tous les «avis au peuple» qu’un Docteur indiscret tâcherait tout d’un coup de publier au milieu du Temple. Vous avez trop d’esprit pour n’en pas sentir la raison.
Vous crierez au Despotisme; je m’y attends bien. Vous direz que c’est vouloir avilir les hommes, et les régir avec une verge de fer. Pour moi je ne daignerai pas même m’apercevoir de ce que ces reproches ont d’odieux, parce que mon cœur, ainsi que l’opinion de tous ceux qui me comprennent, m’en absout. Je continuerai à profiter de la «liberté» que vous me donnez de m’«instruire» avec vous; mais nous remettrons, s’il vous plaît au Journal prochain la suite de mes observations «économiques».
Je m’aperçois que ceci devient long, et j’ai encore bien des choses à discuter avec vous. J’ai à examiner s’il est vrai qu’on puisse sans danger distinguer les «émanations de l’autorité», de l’«autorité elle-même», en fait de «lois»; si la suppression des «marchés publics» peut passer pour une opération utile au «pauvre peuple»; si celle de la caisse de Poissy aurait les avantages que vous vous en promettez; si vos efforts pour flétrir cette machine et les mains qui la dirigent, sont bien inspirés par une connaissance approfondie des faits passés et des faits à venir : enfin je profiterai de la commodité de ce Journal, de la faculté accordée à tous les rêveurs politiques de raisonner sur ces matières, pour vous communiquer mes réflexions sur le plus grand nombre de vos principes d’«Économie économique», et dont l’expérience et la réflexion m’ont malheureusement appris à me défier. Dans ma discussion je n’oublierai pas les miens : en parlant d’une loi, où je crois apercevoir des dangers, je ne perdrai pas de vue qu’elle a reçu une sanction sacrée : je me souviendrai que, si elle est le fruit d’une «erreur», comme vous le dites, des Législations qui ont suivi d’autres maximes que les vôtres, cette erreur au moins est responsable par son motif, et que bien peu de cœurs seraient capables de se tromper ainsi.
(Journ. de Polit. et de Lit. N°. 3.)
Réponse de l’Abbé Roubaud à M. Linguet
Je reçois, Monsieur, le N°. 3 de votre Journal de Politique et de Littérature. Vous me faites l’honneur de m’adresser, page 106, le préambule d’une Lettre dont vous annoncez, page 115, «la suite au Journal prochain». Je ne vous dissimulerai pas que je ne sais comment vous répondre. Vous vous y prenez d’une manière très ingénieuse pour m’embarrasser; c’est de parler, «pendant neuf ou dix pages in-8°», sans rien dire sur l’objet de notre discussion actuelle.
Vous avez d’abord la bonté de m’apprendre votre «conversion». Est-ce qu’autrefois vous n’étiez pas «circonspect», «impartial», «modéré», «doux», etc.? Vous l’assurez, Monsieur, il ne me conviendrait pas de vous contredire. Dans tous les cas, votre amende honorable est très édifiante.Avant que vous fussiez «converti» (permettez-moi de me servir de vos expressions), vous m’aviez peint dans votre Réponse aux Docteurs modernes, comme un homme illuminé, un fanatique, un fou qui se disait envoyé, si n’est «descendu», du Ciel pour enseigner aux hommes la vérité. Aujourd’hui que vous êtes «converti», vous dites saintement que le Diable me suscite contre vous, pour «déconcerter» votre «ferveur» et vos projets de réforme. C’est le début de votre Lettre : on voit bien que vous ne tenez pas au «vieil homme».
Pourquoi donc le Diable est-il venu s’adresser à moi pour vous tenter? c’est, dites-vous, qu’il «a trouvé dans mon cœur un petit levain de rancune». Moi, de la rancune! Il ne me faut pas vingt-quatre heures pour oublier une offense : et qu’est-ce que vous m’aviez fait, vous, Monsieur? Vous m’aviez dit joliment, «fi le vilain»! Je demande pardon à mes lecteurs de copier ces paroles; et je vous prie instamment, pour le repos de votre âme, de ne pas vous rappeler l’objet auquel vous faisiez allusion.
Le Public était entre vous et moi, quand vous lanciez des injures; il les rejetait je ne sais sur qui; et je n’en ai jamais été blessé.
Je suis si loin d’avoir de la «rancune» contre vous, que quand j’ai trouvé l’occasion de vous louer, je l’ai fait avec plaisir, et sans soupçon de censure dans mon éloge. Voyez ce que j’ai dit dans ma Gazette et dans mon Journal de votre Mémoire en faveur de la liberté de la fabrication des baromètres. C’est le seul de vos écrits dont j’aie rendu un compte détaillé. Quant aux autres, j’en ai annoncé un ou deux dans ma Gazette seule en quatre lignes : je suis fâché de n’avoir pas pu convenir avec vous que le pain état fait avec du poison, etc. Voilà, je crois, Monsieur, ce qui s’appelle être «impartial» à l’égard des «personnes». Quant aux erreurs funestes au bien public, oh? je l’avoue, j’ai contre elles la «partialité» la plus déclarée.
Il paraît que ce qui vous a choqué, Monsieur, dans mon annonce de votre Journal, c’est le mot de «diatribes» dont je me suis servi en parlant de vos écrits contre les Économistes. Là-dessus, en vertu de votre Dictionnaire Grec, vous avez la bonté de m’apprendre que vous m’avez «écrasé» : je n’en doutais pas. En vérité me voilà comme ce Héros du Poète Italien, qui s’en allait combattant, tout mort qu’il était : Andava combattendo, ed era morto.
Je suis persuadé que vous savez le Grec comme le Latin; je crains pourtant que votre vivacité ne vous ait trompé au sujet du mot «diatribe». Il me semble vous voir ouvrir votre Lexicon… Bon!… Diatribo, contero, consumo… Voilà le lazzi trouvé et le Livre fermé… Contero, j’écrase, j’ai écrasé les Économistes… Un peu de patience, Monsieur, rouvrez votre Dictionnaire… Diatriba, conversatio, consuetudo… Diatribo, contero, consumo tempus, commoror, etc. Ainsi puisque vous voulez me faire parler Grec, quand j’ai dit que vous aviez écrit des diatribes contre les Économistes et les lois qu’ils défendaient, cela signifiait que vous aviez perdu votre temps.
Puisque vous aviez le Dictionnaire à la main, que ne cherchiez-vous pas la signification du mot «système», c’est-à-dire un «assemblage, une suite d’idées libres, enchaînées, arrêtées, bien ordonnées» : c’est cela que le mot signifie. Votre avis serait-il de penser et parler «à bâtons rompus»? Du reste, ce «système» (puisqu’il faut employer ce mot) n’est point à moi; c’est celui de la «nature» que vous «n’écraserez pas»; je n’en ai pas découvert une seule vérité, et je serai charmé qu’il y ait trois cents Spartiates plus en état de la défendre que je ne le suis.
Mais parlons français : j’ai dit que vous aviez écrit des diatribes ou des dissertations un peu vives, un peu satyriques, un peu injurieuses. Là-dessus vous prétendez que je ne «suis pas resté à votre égard dans les bornes que l’équité et la bienfaisance me prescrivaient». Si j’avais eu le malheur d’oublier un instant à votre égard des règles dont je suis si scrupuleux à ne pas m’écarter, je vous en demanderais pardon, à vous, Monsieur, et au Public, sans balancer. Je pourrais en appeler à ce Public et lui demander si c’est moi qui viole les bienséances et l’équité? Mais c’est vous-même, Monsieur, que je prends pour Juge; vous m’avez justifié en voulant vous justifier vous-même. Vous convenez que vous vous êtes laissé emporter par le «ressentiment», que vous aviez besoin de «conversion», que vos écrits demandent à être «purgés» : n’est-ce pas le «ressentiment violent» qui dicte des «satyres»? N’est-ce pas le «Pêcheur» qui doit se «convertir»? Sont-ce des ouvrages «purs» que ceux qu’il faut «purger»? Si d’ailleurs le terme de «diatribe» ne convient point aux vôtres, je vous prie d’y substituer le mot propre, je l’adopte.
Vous prétendez que «j’insinue» que vous avez «trahi les intérêts de la Patrie», et que vous «travaillez à compromettre les lois», etc. Non, Monsieur, je n’ai rien «insinué» de semblable : je vous crois dans l’erreur, mais je ne vous ai en aucune manière supposé de mauvaises intentions. Je vous en prie, point de commentaires : avec des «insinuations», vous me feriez parler comme il vous plairait. Quoique malade, j’ai la tête libre : si vous trouvez dans mes phrases de l’obscurité, du sous-entendu, du dessein, interrogez-moi : je vous en donnerai l’explication la plus nette et la plus franche. Vous pouvez en sûreté me traiter comme l’homme du monde le plus fait pour vous parler à cœur ouvert, à vous et à tout autre.
Vous assurez que de votre vie vous n’avez attaqué personne : soit. Pour moi, comme Journaliste, Citoyen honnête et ami de la vérité, j’ai dit de vos Ouvrages, dans mes Feuilles, ce que mon devoir m’obligeait à en dire; et le seul dont j’aie donné l’analyse, je l’ai loué. Hors de là je n’ai pas écrit un seul mot qui vous concerne.
Vous avancez que je ne suis point exact quand je prétends que lorsque votre Réponse aux Docteurs modernes a paru, nous n’avions pas la liberté de nous défendre. «Vos Éphémérides, dites, subsistaient alors; vos gazettes avaient la même existence qu’elles ont eue depuis.» Vous me faites trop d’honneur en me mettant au nombre des Auteurs des Éphémérides : je n’ai donné dans ce Journal si estimé et si regretté que trois ou quatre Lettres antérieures à vos écrits contre les Économistes. À cette dernière époque, j’étais chargé de la rédaction du Journal et de la Gazette de l’Agriculture, du Commerce, etc. Cette entreprise me fut confiée vers la fin de mai 1770 : un ou deux mois après, il ne me fut plus permis de défendre «la liberté du commerce des grains» et autres vérités économiques, etc. etc. etc. Cette liberté ne m’a été rendue qu’à l’époque que vous savez : j’en ai profité aussitôt; et j’ai relevé depuis lors, sans acception des personnes, tout ce qu’on a écrit contre les vrais principes de l’ordre social. Ainsi, de ce que les Éphémérides, ma Gazette et mon Journal «subsistaient», vous avez tort d’en conclure que leurs Aueurs pouvaient répondre quand on pouvait les attaquer. De ce qu’un homme existe, vous ne concluriez pas qu’il est libre. Je ne dis rien de la manière honnête dont vous présentez les «points» quelquefois employés par l’Auteur des Éphémérides; il serait bientôt justifié, si le public lui demandait la raison. Quant à moi qui n’ai jamais laissé de lacune ni dans ma Gazette ni dans mon Journal, pourquoi m’honorerez-vous aussi de votre gracieux compliment?
Vous trouvez M. «l’Abbé Baudeau», mes «amis» et moi, «très excusables de dédaigner l’agrément dans les fonctions augustes de notre Apostolat». Vous êtes trop bon. L’«agrément» est votre «trait» sans doute; on le voit bien : y a-t-il rien de si joli que «les fonctions augustes de notre Apostolat»? Toutes les Fées vous ont doué, Monsieur. Faites «l’agréable», nous tâcherons d’êtres utiles.
Vous ne jugez pas à propos qu’on distingue «l’autorité qui fait les lois, des dispositions» ou «des opinions qu’elles renferment». Vous me prouvez bonnement que les lois commandent, etc. etc. etc.; car l’article est long.
Pour abréger, permettez-moi, Monsieur, de vous faire une question. Vous avez proposé de montrer que la dispense de porter des grains aux Marchés, accordée par la nouvelle loi, n’est pas une opération utile au peuple : est-ce l’autorité législative que vous prétendez attaquer? N’est-ce pas là l’«opinion» supposée par la «loi» que cette dispense est utile? Répondez, vous répondrez pour moi.
Vous ne savez pas ce que des «Magistrats auraient à répondre à un assassin qui leur dirait, la défense de tuer est une opinion de la loi contre le meurtre, pouvez-vous en conscience me punir parce que j’ai suivi un système contraire»? Vous ne voyez pas trop ce que les Magistrats auraient à lui répondre? Je vais vous l’apprendre.
Le meurtre est un attentat évidemment contraire au droit naturel, à la justice, à la raison, à l’ordre social. L’«opinion» n’a pas lieu, là où la «vérité est démontrée et généralement reconnue».
Mais il est des lois qui ne sont fondées que sur l’«opinion» que ce qu’elles ordonnent est bon et juste. Telles étaient celles qui ordonnaient d’apporter les grains aux Marchés. Si cette opinion est fausse, la loi est funeste : je respecte la loi, et je représente la fausseté de l’opinion.
Je suis au désespoir, Monsieur, de ne pas vous avoir épargné par une explication si simple le pénible travail que vous vous êtes cru obligé de faire sur l’autorité, et sur les lois et sur leurs dispositions, et sur les opinions, et sur le précepte, et sur le catéchisme, etc.
Vous ne voulez pas que les «lois raisonnent» et que le «Législateur motive ses injonctions». C’est votre avis, ce n’est pas le mien. Depuis l’origine de la Monarchie, nos Rois ont exposé leurs motifs à la tête de leurs Ordonnances. Là je vois le Monarque qu parle en père à ses enfants, qui commande à ses sujets comme à des êtres raisonnables, qui prend le sceptre des mains de la Justice, et qui eut lui obéir en ordonnant.
Nous voilà, Monsieur, arrivés à la fin du commencement de votre Lettre. Vous nous annoncez des réflexions sur les «Marchés publics». Pour que vous ne vous essouffliez pas à battre l’air, je crois devoir vous faire observer que ce n’est pas de la «suppression des Marchés» qu’il faut traiter : les Marchés ne sont pas «supprimés»; relisez donc la loi : il n’y a de supprimé que la contrainte ci-devant imposée d’y porter les grains et de n’en vendre que là.
Vous devez aussi me prouver qu’il est très avantageux que la «Caisse de Poissy» nous fasse payer la viande deux liards ou peut-être un sou plus cher qu’elle ne se vendrait sans cette machine. Mais que voulez-vous dire, Monsieur, par ces «efforts» que vous prétendez que j’ai faits «pour flétrir les mains qui la dirigent», cette machine? Qu’entendez-vous par ces «mains-là»? Qu’en ai-je dit ou insinué? Je vous somme très sérieusement d’expliquer et de prouver votre imputation ou de la rétracter. Encore une fois, Monsieur, point de commentaires, vous vous exposeriez à des démentis formels, et suivant les cas je n’en resterais pas là.
Si vous voulez m’en croire, Monsieur, laissons-là l’escrime; je ne suis pas dans le goût de me donner au spectacle au Peuple. Mettons les personnes à côté, ne nous occupons que des choses, discutions patriotiquement des problèmes utiles, parlons raison. Me reprocheriez-vous de vouloir «vous prendre à mon avantage»? Dans ce cas-là, que faire? Les injures à part, je vous laisserai le choix des armes.
J’ai l’honneur d’être etc.
L’Abbé Roubaud
(Gazette d’Agriculture, de Commerce, etc. N° 94.)
Suite de la Lettre de M. Linguet à M. l’Abbé Roubaud, Auteur de la Gazette d’Agriculture
Vous vous nommez vous-même, Monsieur, je ne dois donc pas me faire de scrupule de vous imiter : sans cela j’aurais laissé votre nom à l’écart; c’est une honnêteté que les Gens de Lettres se doivent les uns aux autres dans les discussions polémiques; vous vous en croyez dispensé, vous et vos amis. Quiconque a le malheur de douter le moins du monde de votre infaillibilité, quiconque ose montrer la moindre répugnance, le plus petit «économisme» et ses suites, est sur-le-champ blasonné en toutes lettres dans vos charitables écrits; vous l’accablez, en le nommant tout au long, d’inculpations atroces, ou de ridicules amers ***. Tous les excès sont justifiés à vos yeux, dès qu’ils semblent avoir «la bonne œuvre» pour objet, et «le pauvre peuple» pour prétexte. Je fais bien que ce procédé a été, dans tous les temps, celui des Sectaires; mais il me semble qu’il ne convient pas à des Philosophes.
Ce qu’il y a d’étrange, c’est que vous assurez, en même temps, que vous aimez la discussion, qu’on vous fera plaisir de combattre vos principes, parce que c’est un moyen sûr pour les faire triompher. Si cela était vrai, vous supporteriez plus paisiblement la contradiction. Souvenez-vous, Monsieur, de ce que dit l’Apôtre : La charité est douce, elle est humble, elle est patiente. Si vous ne cherchez que le bien de vos frères, procurez-le donc par des moyens fraternels. Souffrez qu’on vous éclaire impunément, ou qu’on s’éclaire avec vous sans risques : répondez aux raisonnements, et non pas aux personnes, et ne levez point traîtreusement la visière des bons citoyens, qui en se présentant sur l’arène, en devenant comme vous les champions de la patrie, veulent y combattre inconnus.
Ceci soit dit en passant, car ce n’est pas de quoi il s’agit. Il est question de l’attaque que vous m’avez livrée dans votre n° 89, et de celle que vous me livrez de nouveau dans le 94. M. Jourdain dit à sa servante Nicole, «tu n’as pas la patience que je pare», j’oserai vous dire humblement, «vous n’avez pas la patience que je pousse : vous vous hâtez de me répondre avant que de savoir, à ce que vous dites vous-même, ce que j’ai à vous objecter : ne serait-ce pas une preuve que vous le devinez trop bien? et que vous en avez quelques inquiétudes? Votre agitation va jusqu’à vous faire oublier la raison, et même la décence.
Vous «me sommez sérieusement» (ce sont vos termes) «d’expliquer» une de mes phrases qui vous déplaît, et vous ajoutez tout de suite, «surtout point de commentaires»; mais dès que vous n’entendez pas mon texte, comment voulez-vous que je l’explique, si je ne le commente?
Ce n’est pas tout : vous me provoquez à un «duel» en forme. Vous commencez par me dire que si je veux «une explication NETTE, vous me la donnerez; que vous êtes l’homme du monde le plus fait pour parler à cœur ouvert, à moi» ET À TOUT AUTRE; vous ajoutez, que si j’ose faire des commentaires, je m’exposerai «à un démenti formel», et «que suivant les cas, VOUS N’EN RESTEREZ PAS LÀ» : vous demandez si mon avis serait de parler «à bâtons rompus», et vous avec soin d’écrire en italique ces deux jolis mots; enfin vous terminez par m’annoncer «que vous me» LAISSEREZ LE CHOIX DES ARMES; cela est sérieux; c’est ce qui s’appelle être puissant «en œuvres et en paroles» : vous allez donc prêcher la «liberté» avec l’épée, et convaincre les incrédules par le geste. Voilà précisément la recette de feu Mahomet; c’est un beau modèle : je vous souhaite sa fortune : mais il ne se disait pas l’apôtre de la «liberté».
Pour moi, Monsieur, je ne prétends point à de si hautes destinées : nous portons tous deux le «rabat»; vous avez de plus que moi une «calotte» et une «tonsure»; nous ne pouvons donc pas descendre «sur le pré», ni terminer notre querelle comme deux jeunes Militaires.
Vous aviez la bile émue lorsque vous m’avez écrit : quand l’effervescence passagère de votre sang sera calmée, je me flatte que ces bouillons de chevalerie errante vous passeront aussi. Quant à la gentillesse des «bâtons rompus» ou non rompus, je crois que vous en rougirez. Les législateurs de votre ordre ne devaient pas, ce me semble, hasarder de «Calembours» ce cette espèce.
Au demeurant laissons-là toutes ces picoteries : elles ne servent à rien, qu’à prouver évidemment que vous écrivez un peu moins bien que Paschal, ce qui assurément vous importe peu : ce n’est pas de cette gloire frivole que vous faites cas. Vous vous souciez peu que vos phrases soient sonores, pourvu que le «pauvre peuple» ait de «bon pain»; et quoique vous soyez fort curieux qu’on achète vos livres; quoique dans une de vos Gazettes, vous insinuiez adroitement qu’il serait peut-être bon de les lire au Prône au lieu de Catéchisme, ou d’en faire, les jours de fêtes, la récréation des jeunes filles; ce qui retirerait évidemment les paysans du cabaret, et vous procurerait un très grand débit de vos productions, un «produit net» très effectif : vous êtes cependant encore plus jaloux de voir les bleds à un «bon prix». C’est là mon objet aussi : c’est à quoi j’allais travailler lorsque vous m’avez interrompu.
Puisque le Patriotisme seul vous enflamme, souffrez que je m’y livre aussi de mon côté : puisque vous voulez que les lois mêmes soient sujettes aux discussions, puisque suivant vous, «l’opinion a lieu tant que la vérité n’est pas démontrée et généralement reconnue, permettez que je présente la mienne sur vos principes qui ne me semblent en aucune manière démontrés, et qui ne sont certainement pas reconnus partout à beaucoup près. Vous-mêmes, peut-être n’êtes-vous pas si sûrs de leurs bons effets que vous le dites. Qui ferait l’histoire de vos «variations» à cet égard, vous embarrasserait cruellement. Au milieu de la sécurité que vous montrez, il est aisé de voir que vous allez à tâtons, et au fond, cette incertitude vous ferait honneur, si vous ne cherchiez par à la déguiser par des espérances illusoires, si vous ne promettiez pas que votre spécifique guérira de toutes les maladies, pourvu qu’on l’achète.
Votre système n’est pas neuf, il s’en faut bien : vous en avez trouvé tout le fond dans le «testament» imprimé sous le nom de «M. de Vauban». Vous vous en êtes «coiffés», s’il est permis d’employer ce terme trivial : vous en avez fait la base d’une doctrine et l’objet d’un culte, pour la propagation desquels vous n’avez rien omis, que de les faire précéder par des épreuves capables d’en constater les avantages ou les dangers.
L’expérience, cet écueil fatal des faux systèmes, cette pierre de touche incorruptible des combinaisons erronées, aurait pu vous désabuser; mais vous avez fermé les yeux et les oreilles à la vérité que des millions d’interprètes vous représentaient : la famine, la misère, le désespoir, l’expatriation qui désolent nos Provinces depuis dix ans que vous avez commencé à influer sur leur administration, n’ont trouvé en vous que des témoins insensibles. Vous avez dit aux malheureux que votre «économie» tuait, qu’ils avaient tort de mourir, qu’avec un peu de patience, tout irait au mieux. Loin d’accuser la liberté de ces cruels symptômes, vous avez crié que c’étaient ceux d’un esclavage caché; vous avez fait précisément comme le docteur Sangrado qui, en voyant ses malades périr vides de sang et gonflés d’eau chaude, soutenait toujours qu’ils ne mouraient que de pléthore et de sécheresse.
En vérité, Monsieur, c’est poussez trop loin l’attachement à des idées au moins très problématiques avant l’essai, et démontrées évidemment fausse après. Vous vous récriez qu’on ne peut pas encore juger des effets de la liberté, parce qu’on n’en a pas joui dans la plénitude; mais les effets d’une drogue quelle qu’elle soit, ne dépendent-ils pas de sa nature autant que de la dose que l’on en prend? Si elle est bonne par elle-même, une petite portion ne fera que peu de bien, je le crois; mais sûrement elle ne fera pas un grand mal; et si la vingtième partie de la pilule cause des convulsions, on peut prononcer sans craindre de se tromper, que la pilule entière aurait donné la mort.
Pour moi, si je ne craignais pas que vous m’accusiez de vous prêter des sentiments trop cruels, je croirais que vous n’en appelez à l’établissement parfait de la liberté, pou la justification de votre système, que parce que vous êtes bien convaincu qu’il est absolument impossible, et que par conséquent vous aurez toujours une excuse contre l’énumération des maux qu’il aura faits.
Tout ce qui s’est passé depuis 1764, ne doit être regardé que comme un essai, je l’avoue; tôt ou tard les résultats fixeront la marche du gouvernement, et la rendront invariables : c’est une espèce d’opération anatomique par laquelle on se sera éclairé sur le jeu des vaisseaux du corps politique; mais c’est encore là, Monsieur, ce qui me cause une indignation douloureuse, quand j’y réfléchis. Le scalpel de la Chirurgie ne découpe que des cadavres, le vôtre s’est exercé sur un corps vivant, sur un corps composé de vingt millions d’êtres, dont les trois quarts souffrent, et souffrent horriblement depuis dix ans, en attendant que vos spéculations soient solennellement consacrées ou proscrites.
L’espace me manque dans ce journal-ci, pour examiner, d’après la raison et les faits, le sort qu’elles méritent. Votre nouvelle irruption m’a forcé de les perdre de vue un moment; remettons-les à l’ordinaire prochain; «injures à part», très volontiers, comme vous le demandez. Les objets dont j’ai à vous entretenir sont trop intéressants pour en souiller la discussion par ce mélange odieux : mais de grâce, ne m’interrompez plus, et encore une fois «ayez la patience que je pousse» : après quoi vous parerez si vous pouvez.
(Journ. de Polit. et de Litt. n°. 5.)
Suite à la Lettre de M. Linguet, à M. l’Abbé Roubaud
Vous ne cherchez, Monsieur, que le bien public; j’en suis convaincu : je n’ai pas d’autre objet : si nous différons d’opinion sur les moyens de le procurer, c’est nous accorder que de nous combattre, comme l’a dit un des premiers écrivains de ce siècle. J’ai trop de confiance dans l’honnêteté de votre âme, pour n’être pas persuadé que si je fous donne de bonnes raisons, vous serez le premier à les adopter et à les faire valoir. Je rentre donc en matière.
Je crois vous avoir prouvé en commençant, que l’autorité devait faire beaucoup d’usage de la raison quand elle mérite ses ordres, et point du tout du raisonnement quand elle les intime. Après avoir parlé des égards que le Législateur se doit à lui-même et à son ouvrage, s’il le veut rendre utile et solide, je me suis engagé à examiner quelles sont les obligations des sujets, comment ils doivent se prêter à ce joug que les lois leur imposent.
Vous pensez qu’ils conservent le droit d’en examiner la pesanteur et même la forme, sans manquer à la main qui le fabrique; us dites qu’ils peuvent sans danger réparer par une distinction adroite, le pouvoir, qu’il faut toujours respecter, de ses émanations qui ne sont pas toujours dignes de respect.
Ce principe aurait assurément ses avantages s’il était possible de le réduire en pratique, si le peuple et le gouvernement pouvaient, l’u se renfermer dans les bornes que votre théorie lui marque, l’autre se piquer toujours de sagesse et de justice; si les besoins, les circonstances, quelquefois les préjugés, n’apportaient pas un obstacle invincible aux bons effets des remarques faites par les citoyens éclairés, mais isolés et sans caractère, qui pour instruire l’administration sont obligés de commencer par avertir le peuple, et de donner une espèce de tocsin contre l’abus dont ils ont été frappés : que résultera-t-il de cet avis? la ruine de la confiance et de la soumission, des murmures, des querelles. La loi sera d’abord méprisée, bientôt elle paraîtra odieuse, et où s’arrêtera la progression?
Assurément, ni vous ni moi, ne voudrions que ce soit une bonne loi que celle qui condamne à l’amende un paysan des bords de l’Océan, si au lieu du sel du grenier il met quelques gouttes de la mer dans son pot; qui l’envoie aux galères, pour un temps; s’il n’a pas de quoi payer l’amende, et à perpétuité s’il retombe dans cette faute. Cependant ne conviendrez-vous pas que tant qu’elle ne sera révoquée, ce sera fatiguer inutilement les peuples que de leur en montrer les inconvénients, et compromettre le gouvernement que d’insister avec trop de force sur cette méprise de sa part?
Encore s’il n’y avait que les lois évidemment mauvaises qui fussent soumises à cet examen, capable d’en amener la réforme, le péril serait moins grand; il pourrait même être compensé par l’utilité : mais connaissez-vous un moyen, y en a-t-il un, d’abord pour restreindre cette prérogative de la discussion avec le Législateur, et ensuite pour distinguer la partie de la législation qui en sera susceptible?
Vous attaquerez la loi des gabelles : mais moi je m’élèverai contre celle des aides, qui ne me paraîtra ni moins absurde ni moins barbare. Un de nos voisins en réprouvera une autre qui le choquera plus spécialement; l’administration incertaine, irritée de tant de coups qui lui seront portés à la fois, ne pouvant et même ne devant pas croire que tout soit mauvais chez elle, en viendra à soupçonner que nous avons tous tort, parce que quelqu’un de nous n’aura pas raison; elle finira par ne faire aucune réforme parce qu’on lui demandera de tout réformer.
Et cependant après ces assauts qu’elle aura soutenus, après ces efforts qu’elle aura dédaignés ou vaincus, dans quel état, je vous prie, se trouve-t-elle? le respect qui lui est dû n’aura-t-il pas souffert? les peuples se seront flattés de toucher au moment de voir établir un ordre dont il se promettaient les plus grands avantages : verront-ils de bon œil le maintien de ce qu’on leur a appris à regarder comme un désordre insupportable? à la douleur de leur captivité se joindra donc le sentiment de l’injustice qui l’éternise : ils n’auront gagné à toutes vos discussions que la connaissance funeste du poids de leur chaîne et de l’impossibilité de la rompre. Or, je vous demande ce qui résultera de cette position terrible?
Je ne veux pas creuser ces idées; elles formeraient le sujet d’un libre et même d’un gros livre, que je n’ai ni le temps, ni l’envie de faire : je me bornerai à vous rappeler la naïveté d’un paysan allemand qui en renferme tout le fonds.
Ce bon homme né dans les domaines d’un Électeur ecclésiastique, eut une fois la curiosité d’approcher de al personne de son Prince; il le vit officier pontificalement avec une magnificence qui ajouta beaucoup à l’idée qu’il s’en était formée : au sortir de la messe il le vit monter à cheval pour aller à la chasse. Étonné de ce fracas de chiens, de chevaux, d’oiseaux; de ce cortège d’Officiers, de femmes, etc. il ne pouvait concilier un appareil si profane avec la pompe édifiante dont il avait été témoin. «Ne vois-tu pas, lui dit quelqu’un, que Monseigneur l’Électeur est Évêque et Prince : c’est comme Prélat qu’il a chanté la messe : c’est comme Souverain qu’il va à la chasse avec toutes ces belles Dames. J’entends, reprit le philosophe rustique, mais si le Prince va à tous les diables que deviendra l’Évêque, je vous prie?»
Voilà, Monsieur, en deux mots le résultat de toutes les conférences que l’on pourrait faire sur le sujet qui nous occupe : trouvez un moyen pour concilier l’obéissance avec la contradiction, pour faire en sorte qu’une loi réputée mauvaise ne soit cependant pas violée, ou soit révoquée à l’instant où l’on s’en plaindra, et j’aurai tort.
Je passe à la suppression des marchés publics que vous m’avez permis d’examiner avec vous; je dis la «suppression», et je ne me suis pas mépris sur le mot : c’est précisément celui-là que j’ai voulu employer. Vous vous récriez sur cette expression qui vous choque; vous dites que c’est une calomnie, que les marchés ne sont pas fermés, que tout le monde est le maître d’y aller vendre et acheter comme auparavant; mais, permettez-moi de vous le dire, c’est là une équivoque.
S’il paraissait une ordonnance sur la milice, qui défendit de contraindre personne au tirage, et qui laissât une liberté absolue aux jeunes gens de courir les hasards du sort, ou de s’y soustraire, croyez-vous qu’il y eût beaucoup de billets employés, et que le Subdélégué avec ses assesseurs fût bien embarrassé de la foule? Ferait-on le procès à un écrivain qui dirait que cette époque est celle de la suppression des milices?
C’est précisément ici la même chose. Tout ce qui n’est pas volontaire et se présente avec une apparence tant soit peu onéreuse, est détruit, dès qu’on donne le choix de le faire ou de ne pas le faire : dans ces sortes de cas, le droit de se dispenser équivaut à une prohibition. Un homme qui est certain qu’on viendra prendre chez lui la marchandise, n’est pas assez sot pour se donner la peine coûteuse de la transporter à quatre et cinq lieues. Les marchés publics, conservés par le droit, sont donc supprimés par le fait.
S’il en fallait une preuve plus démonstrative que le raisonnement, je la trouverais dans le soulèvement général des Fermiers des droits de hallage et minage : tous se préparent à demander aux Seigneurs dont ils exploitent les domaines, la résiliation de leurs baux, ou des indemnités. Plusieurs ont même déjà commencé; donc, on peut dire que les marchés qui en étaient la source, sont supprimés.
Ici il y a une première réflexion à faire sur cette opération : ces droits appartenaient à quelqu’un par tout le Royaume : la base de votre système, c’est la liberté du commerce et la protection des propriétés. Dites-nous comment vous conciliez vos principes avec l’Arrêt qui fait évanouir dans la main des propriétaires de ces droits le titre de leur jouissance.
Direz-vous que l’origine en était injuste? Quand cela serait vrai au fonds, ce ne serait pas une raison pour les en priver sans les dédommager. Aucun d’eux n’en jouissait comme concessionnaire direct et moderne; tous les ont reçus de leurs ancêtres, ou les ont acquis; tous s’en sont trouvés investis par des partages de familles, dans lesquels ces portions leur ont tenu lieu des objets qu’ils ont abandonnés à leur cohéritiers, ou bien ils se les ont assurés par des achats dont ils ont payé le prix. Pourquoi donc les leur enlever tout d’un coup sans motif, sans examen, sans dédommagement?
Quand vous iriez fouiller dans la fange anarchique de la féodalité pour composer à ces sortes de droits une généalogie odieuse, ils n’en seraient pas moins devenus respectables par la prescription. Cette honte leur serait commune avec toutes les possessions qui subsistent aujourd’hui. Si vous voulez prononcer l’anathème contre tous les établissements qui ont une filiation flétrissante, il faut qu’il soit universel; et alors que deviendra la société? Si vous le restreignez, il sera moins dangereux; il ne sera pas moins injuste.
Comment faire, dites-vous? C’était un impôt cruel mis sur le pain du pauvre peuple. Lisez M. l’A. B. dans la petite Brochure intitulée Avis au Peuple, il vous démontrera qu’il y a seize millions à gagner «pour ceux qui mangent le pain», à avoir ainsi débarrassé de toutes les entraves ceux qui le vendent.
D’abord, Monsieur, je vous observerai que vous êtes ici en contradiction avec vous-même. Vous avez, vous personnellement, enseigné, écrit, imprimé dans vos «représentations aux Magistrats», que LES DROITS VONT AVANT LES BESOINS. Il y a dans cette maxime prise littéralement comme vous l’avez fait, une cruauté qui n’est sûrement pas dans votre cœur; mais s’il y a quelque point politique auquel on puisse être excusable de l’appliquer, c’est celui-ci.
Il serait affreux de décider qu’une Nation entière, ou la portion la plus essentielle des individus qui la composent, doit être sacrifiée impitoyablement au caprice intéressé d’un ou de plusieurs avares qui mettraient des conditions impossibles à l’ouverture de leurs greniers. La grande loi, la plus sacrée de toutes les lois, c’est le «salut du peuple». La première de toutes les propriétés, c’est celle de la vie. Il n’y a plus de droits, il ne peut plus y en avoir, dès qu’elle est compromise par la faim; et dans ce cas terrible, les cris des malheureux iraient appeler la foudre pour enfoncer ces magasins impitoyables, si l’administration trop aveuglée s’obstinait à les défendre.
Mais dans les cas ordinaires, d’après les rapports que la société a établis entre les hommes, il n’est ni affreux ni injuste que chacun d’eux paye par un équivalent, ou du moins une sorte de tribut, les services qu’il reçoit des autres. Cette taxe, volontaire ou non, retombe sans doute toujours sur le consommateur; mais il ne faut ni la supprimer, parce qu’elle est indispensable, ni la flétrir, parce qu’elle ne mérite pas cette ignominie.
Un Cordonnier vend au Porteur d’eau sa paire de gros souliers 4 livres; il y gagne environ vingt sols pour sa façon : c’est un impôt sur le pain de ce journalier; car enfin s’il avait ses souliers à 3 livres, il lui resterait vingt sols de plus, et par conséquent plus de facultés pour se procureur du pain.
D’un autre côté, le Tanneur qui a fourni le cuir a peut-être aussi gagné vingt sols; le propriétaire du bœuf, aux dépens de qui ont été fabriquées la semelle et l’empeigne, celui des arbres dont on a pris l’écorce pour les façonner, celui du fer avec lequel on a forgé les clous qui fortifient cette chaussure grossière, ont tous fait des bénéfices : s’ils voulaient les restituer au malheureux qui va l’user, elle ne lui coûterait rien, et il vivrait huit jours avec les 4 livres qu’il dépense pour se la procurer. C’est donc un véritable impôt que la nécessité de prendre sur ses modiques salaires le somme à laquelle on l’évalue : pouvoir donc ne supprimez-vous pas celui-là comme celui du hallage?
Oh! c’est qu’il faut que le Cordonnier, le Tanneur, le Boucher, le Cloutier vivent. Eh bien! faut-il que le propriétaires des droits de marché meure? Ne mourra-t-il pas réellement de faim, s’il n’a pas d’autre bien et que quelque infirmité le mette hors d’état d’acheter sa subsistance par d’autres moyens? Et quand il aurait des ressources d’ailleurs, est-ce une raison pour autoriser la subversion violente qui lui en ôte une que la foi publique lui cautionnait?
Quoi! vous défendez la Police, à la mère du peuple, à sa protectrice immédiate, à la puissance qui le touche de plus près, et dans la main de qui ce contact intime est vraiment la sauvegarde des autres classes de la société, de forcer des marchands de grain, je ne dis pas à donner leurs bleds, mais à les vendre à un gros bénéfice; vous autorisez un Regratier spéculateur à se tenir fièrement assis sur ses sacs, entouré d’une infinité d’hommes qui en lèchent la toile et consument sans bruit le reste de leurs forces à essayer de fléchir, l’argent à la main, e barbare qui met leur vie à une hauteur qu’ils ne peuvent atteindre; vous en faites une idole sacrée qu’il faut respecter, et dont aucune puissance ni divine ni humaine ne peut violer les prérogatives, et d’un mot vous enlevez la subsistance à une infinité de familles honnêtes, à des hommes utiles et distingués, qui ont servi la patrie dans tous les emplois, qui ont ou prodigué leur sang dans les batailles, ou vieilli dans la magistrature : rien ne vous embarrasse; vous soufflez froidement sur leur propriété, et vous dites avec le même sang-froid, c’était un impôt sur le pain du pauvre peuple.
Eh! Monsieur, est-ce donc là qu’il faut chercher et attaquer l’impôt, l’impôt cruel, l’impôt affreux sous lequel ce pauvre peuple gémit depuis dix ans? N’est-ce pas bien plutôt dans le système, respectable par ses motifs, meurtrier par ses effets, qui a pour base le renchérissement du pain, sans amener l’augmentation des salaires? Vous dites que les consommateurs ont gagné seize millions à la suppression des manœuvres que produisait la contrainte des Marchés : mais calculez donc ce qu’il leur en a coûté, ce qu’il leur en coûtera encore par le doublement que la liberté, ou, si vous voulez, l’ombre de la liberté, a produit sur le prix du pain, et vous verrez si vous avez droit de vous applaudir.
Avant 1763, vous en conviendrez, puisque c’est un de vos plus forts arguments, il valait communément de 15 à 21 livres le septier de Paris : c’était dans cet espace que se renfermaient ses variations ordinaires. Depuis il a presque toujours été à 30 à 36 livres; nous l’avons vu à 40 livres, et au-delà. Supposons que son argumentation n’ait été du fort au faible, et par tout le Royaume, que de six liards par livre, on compte vingt millions d’hommes; donnons-leur-en à chacun une livre et demie; ce n’est assurément pas assez pour ceux qui n’ont pas d’autre aliment. Mais enfin combien y en a-t-il entre eux qui regarderaient comme la suprême félicité d’avoir la certitude de cette ration insuffisante? Ce sera donc un impôt de 1 500 000 livres par jour bien réellement établi et perçu sur le pain. Ce sont donc par an près de six cents millions, et au bout d’une période de dix ans, comme celle qui vient de s’écouler, il se trouvera que ce pauvre peuple aura payé très effectivement une taxe de six milliards levé sur sa subsistance, d’après les principes de ces bienfaiteurs zélés qui ne prêchent partout que l’«abondance» et la «liberté».
Direz-vous que cette surcharge énorme, il l’a soutenue sans effort, parce que ses bénéfices sont augmentés à proportion? Assurerez-vous que le Journalier, Père de famille, réduit à payer une fois plus cher sa chétive nourriture et celle des infortunés qui lui doivent la naissance, a trouvé une ressource contre ce désastre dans l’équité compatissante des riches qui l’emploient, qu’on lui a payé ses journées, quand le pain a été à trois sols, le double de ce qu’on les évaluait, quand il était à six liards.
Non, Monsieur, vous ne le direz pas : si vous le disiez, c’est que vous le croiriez; mais le cri de la France entière s’élèverait pour vous désabuser. On vous répondrait de toutes parts : vos correspondants vous en ont imposé à l’égard des Provinces. Trompé par eux, vous avez égaré le Gouvernement. Non, il n’est pas vrai que les salaires de l’indigent soient haussés dans la même proportion que le prix du pain noir qu’il achète par tant de sueur et de larmes : il n’est pas même vrai qu’ils soient haussés du tout.
Si dans Paris, si dans quelques autres grandes Villes, les Ouvriers des Manufactures ou des Arts délicats, soutiens et victimes du luxe qui les soudoie, ont réussi à tirer de son avidité pour les réjouissances promptes et inutiles une rétribution un peu plus forte; les Artisans de la plus grande, de la plus nécessaire de toutes les fabriques, les hommes laborieux dévoués aux Arts grossiers et nécessaires ont vu doubler leur dépense, sans pouvoir augmenter leurs ressources. Toujours pressés par le besoin du moment, réduits à l’alternative d’être demain morts d’inanition, ou de s’excéder aujourd’hui de travail pour gagner la moitié de leur subsistance, ils ont loué leurs bras décharnés au prix que l’on a voulu. Par la plus meurtrière de toutes les combinaisons, la valeur du pain est devenue moitié plus forte, et l’appréciation des efforts qui l’arrachent du sein de la terre, n’a point changé.
Voilà un fait, un fait certain, sur lequel je vous porte le défi le plus précis. Non seulement cette augmentation n’a pas eu lieu, mais elle n’aura pas lieu, mais elle ne peut pas avoir lieu. Il m’est impossible d’en déduire ici les raisons : elles sont exposées dans un ouvrage exprès composé sur cette matière; il y a deux mois que je sollicite inutilement la permission de le publier, et je l’obtiendrai sans doute bien un jour. Ici je me borne à consigner le fait, sur lequel je ne crains pas d’être démenti.
C’est donc aux dépens de son sang que le «pauvre peuple» a payé les six milliards que vos principes lui ont coûté. Est-ce là le moment, Monsieur, de le féliciter avec un air si gai du prétendu soulagement de seize millions que vous croyez lui avoir procuré? Prenez-y garde; ce n’est pas même à son profit qu’a tourné cette diminution supposée : car enfin pour qu’il y eût gagné quelque chose d’effectif, il faudrait que le prix du pain fût diminué, depuis que les regrats du bled sont devenus des asiles sacrés, et que, pour épargner quelques lieues de voyage aux Laboureurs, aux Fermiers, à ces espèces de Divinités économiques, le Journalier est réduit à aller avec son argent mendier de ferme en ferme le septier du bled qu’on lui apportait autrefois.
Que se passe-t-il aujourd’hui? Le pain diminue-t-il, ou augmente-t-il?
La beauté de la saison, des manœuvres que je suis bien loin de justifier, et qu’un Ministre plein de probité a dévoilées avec tant d’éclat, d’autres circonstances étrangères à votre système, ont, pendant quelque temps, contenu l’augmentation; mais ces ressources momentanées se sont épuisées. Les premiers froids sont venus. Le pain est aujourd’hui à près de trois sols : il n’y restera pas, Monsieur, je vous le prédis avec douleur : il augmentera, et il faudra, tout en prêchant la «liberté», chercher des moyens pour suppléer à l’insuffisance de ce fantôme qui vous a trop séduit.
Peut-être un de ces moyens sera-t-il le rétablissement de la police des marchés : je viens de vous faire voir que du côté de l’équité, l’opération qui les supprime pouvait être censurée; nous l’examinerons dans le prochain Journal du côté de la politique. Nous tâcherons de découvrir si elle est vraiment salutaire; et si en la combinant, c’est à de véritables avantages qu’on a sacrifié la justice.
(Journal de Polit. et de Littérat. n° 6.)
Réponse [de l’abbé Roubaud] à la troisième partie de la Lettre de M. Linguet
Je ne croirai jamais, Monsieur, que vous m’opposiez sérieusement les objections enveloppées dans la troisième partie de votre Lettre. Convenez-en de bonne foi; vous me tendez un piège pour voir si j’aurai la bonhomie de répondre à des difficultés qui n’arrêteraient pas un instant l’homme le plus médiocrement versé dans la matière que nous traitons. Je répondrai pourtant, non pour vous, Monsieur, je ferais tort à votre sagacité; mais pour certains Lecteurs qui croiraient vous avoir entendu et même être convaincus; il faut couper le pain aux enfants.
Au milieu de vos épisodes sur les «pilules», l’«émétique», la «ciguë», l’«arsenic», la «scalpel», le «phlogistique de bile», et autres agréments de Pharmacie, de Chirurgie et de Médecine, à propos des Lois et des Marchés, et sur Mahomet à propos de votre Serviteur, vous m’aviez invité, Monsieur, en faisant l’écho du Bourgeois Gentilhomme, à attendre pour vous répondre que votre Lettre fût achevée. Je l’attendais. Mais j’apprends que vos Zélateurs prennent mon empressement à vous plaire pour une abjuration d’erreurs. Je romps le silence. Après vous avoir fait ma cour, je vous prie de trouver bon que je la fasse à ces Messieurs.
Vous traitez d’abord de «l’examen critique des lois». Vous le désapprouvez parce que vous craignez que le résultat de la discussion ne soit d’«ameuter le Peuple» ou d’«irriter le Gouvernement».
Est-ce que l’amour de la vérité, le zèle du bien public, l’intérêt de l’humanité ne seraient que des Écrivains emportés, turbulents, séditieux, et qui, comme vous vous exprimez, «sonnent une espèce de tocsin»? En connaissez-vous, Monsieur, de ce caractère? Seraient-ils en grand nombre? Daigneriez-vous me dire quelle émeute ou quel trouble populaire ont excité les Philosophes Citoyens que vous n’aimez pas? Eh! Monsieur, entre la servitude et la licence, est la liberté : parce que vous craindrez que la liberté ne dégénère en licence, vous instituerez la servitude? Je vous le demande, à vous, Monsieur, qui nous assurez que vous n’êtes pas l’Apôtre du despotisme? La liberté sera, comme la vertu, respectueuse, paisible, douce, noble, ferme, généreuse : par la recherche de la vérité, elle tendra au bien public; par la démonstration de la vérité, elle y concourra.
Les lois intéressent la vie, les biens, l’honneur des Citoyens : du droit naturel de la défense de soi-même sort celui de balancer patriotiquement les avantages et les inconvénients des lois. Le plus grand des moyens que la nature ait mis en nous de servir nos semblables, c’est celui-là, c’est la faculté, le droit et le devoir d’instruire, d’instruire les grands et les petits sur leurs vrais intérêts et sur les causes d leur bonheur. L’homme qui distribue charitablement sa fortune est le Sauveur de quelques malheureux : l’homme qui découvre et enseigne une grande vérité politique ou économique, est le bienfaiteur du genre humain.
La crainte des abus fut toujours l’argument et le prétexte qu’opposa l’impuissance aux institutions utiles et nécessaires. De crainte en crainte, on anéantirait toutes les libertés, et à la fin l’existence. Aujourd’hui vous m’enchaînai la main, demain vous m’arracherez la langue, le jour d’après je ne serai plus.
L’Écrivain qui abuserait de sa liberté pour soulever les Peuples contres les lois, serait punissable; mais on punirait l’innocent pour le coupable, si l’on ôtait cette liberté à l’Écrivain qui n’en abuse pas.
Celui-ci représentera la vérité comme le plus bel hommage qu’un Citoyen puisse rendre aux lois et aux Rois. Le Gouvernement qui veut le bien et qui ne s’effraye pas comme la tyrannie, accueillera cet hommage avec bonté, je dirai même avec reconnaissance. S’il veut le bien, il veut être instruit, désabusé, détrompé, il ne rougit pas de l’être; il instruit, il désabuse, il détrompe lui-même ses Sujets. Dans les ténèbres, il n’y a qu’anarchie : les Chefs et les Peuples s’entrechoquent et se brisent les uns les autres. Si le Guide veut rester aveugle, quelle confiance aura-t-on en lui? où ira-t-il? S’il veut ne conduire que des aveugles, quel secours, que bien en retirera-t-il, que fera-t-il? «Que la lumière se fasse»; c’est à ces paroles que le monde sort du chaos.
«Votre gouvernement», Monsieur, ne répond pas à cette idée : j’aurais de la peine à le définir. Lorsqu’il porte les lois, vous lui donnez un air d’infaillibilité, il faut croire ou feindre de croire en lui dans un silence religieux. Ses ordonnances sont-elles discutées? vous lui donnez un caractère de stupidité; et comme s’il ne savait pas même lire, il juge que «tout le monde a tort», parce que quelques bons Citoyens prouveront qu’il a été trompé sur les vrais intérêts des Peuples, c’est-à-dire les siens.
Sans doute il y a souvent des «obstacles» qui arrêtent les réformes les plus urgentes : mais les Écrivains sages et éclairés ne les dissimulent pas, mais ils inspirent au Peuple de la confiance dans la justice et la bienfaisance du Gouvernement, mais le plus grand des obstacles à la réforme c’est l’aveuglement, c’est l’ignorance. L’ignorance du Gouvernement est le plus terrible fléau du Peuple; l’ignorance du Peuple est le plus terrible fléau du Gouvernement. Sans dote il y a des «préjugés» qui retiennent la bienfaisance et la justice même : comment les dissiperez-vous, pour faire le bien, si ce n’est par la discussion et l’instruction? Sans doute il y a des «besoins» qui demandent des ménagements; mais il faut comparer les besoins divers, tout peser, et surtout ne jamais oublier que le premier des besoins comme le premier pas vers le bien, «c’est de savoir et d’enseigner comme le bien se fait».
Avez-vous pris garde, Monsieur, qu’en défendant d’examiner les lois, vous convenez qu’il «y aurait moins de péril à examiner les mauvaises» et qu’«il pourrait être compensé par l’utilité». C’est donc principalement pour les «bonnes» que vous craignez la discussion? Que craignez-vous? Soyez tranquille, la lumière ne les obscurcira pas. Vous-mêmes, vous le dites en disant le contraire. Est-ce qu’en écrivant cette comparaison entre les mauvaises et les bonnes lois, votre bon génie ne vous a point averti qu’en convenant tout haut que la discussion des mauvaises lois était «capable d’en amener la réforme», la discussion des bonnes était «capable d’en assurer la perpétuité».
Vous me demandez si «je connais un moyen de restreindre la discussion aux mauvaises lois»? J’ai déjà répondu dans ma première Lettre et je réponds encore dans celle-ci qu’«il ne faut pas restreindre la discussion aux mauvais lois».
Autre question. «Trouvez, me dites-vous, un moyen de concilier l’obéissance avec la contradiction». À cet égard, je ne puis vous donner qu’un moyen presqu’aussi ancien que le monde et plus connu que l’alphabet. Je paie un mauvais impôt, et je démontre qu’il n’est pas bon : je donne 12 sous d’une livre de sel, et je tâche de prouver que s’il était permis qu’il ne valût qu’un sou, la Nation y gagnerait peut-être plus de trois cents millions par an : je laisse à la barrière cinquante et quelques livres pour une pièce de vin, et je montre que ce droit détruit les vignes et le revenu du Prince.
Vous avez la bonté de m’assurer, Monsieur, que vous feriez un gros Livre sur ces idées : quand vous le ferez, je vous promets une Brochure de dix pages sur votre gros Livre.
Vous me rappelez ensuite une naïveté d’un Paysan Allemand; elle est bonne, mais le mot de l’énigme? je n’ai trouvé personne qui l’ai deviné; quelqu’un de vos amis pourrait-il me l’apprendre?
Avant de finir cet article, j’aurais bien envie de vous dire entre nous qu’il n’y a point de Tyran qui ne soit de l’avis que vous paraissez défendre; et qu’il y aura des Princes bons, justes et courageux qui seront de celui que je défends. Mais je puis hardiment mettre le Public dans ma confidence : n’avez-vous pas vingt fois déclaré que vous étiez l’ennemi juré du despotisme?
Me pardonnez-vous, M., une question peut-être indiscrète? Si votre conscience vous dit qu’il ne faut pas écrire sur les lois, comment donc écrivez-vous contre les lois?… Je n’attendrai pas votre réponse; votre conscience ne vous dit pas cela; et vous prouvez fort bien et par vos raisonnements et par votre exemple, que vous pensez comme moi.
Passons aux Marché. J’avais pris la liberté de vous représenter, M., que les Marchés n’étaient point «supprimés par la loi», sans toutefois vous accuser de «calomnie», comme vous le dites, en convertissant à votre gré en injures des termes honnêtes, ce qui serait pis que de dire vous-mêmes des injures, si vous n’étiez excusé par votre modération habituelle, et par la précipitation avec laquelle vous avez été obligé de me répondre dans le cours de trois ou quatre semaines seulement.
Quoique j’aie eu tort de dire ce qui est, vous convenez que les Marchés «ne sont pas supprimés de droit» : vous ajoutez qu’«ils le sont de fait». Daignez, Monsieur, me citer un seul marché «supprimé de fait» dans le Royaume. J’attends, j’attendrai; et dès que vous m’en aurez donné un avis certain, je le publierai dans ma Gazette.
Que les Marchés ne soient supprimés ni de droit ni de fait, vous n’en prouvez pas moins qu’ils doivent l’être. Comment? C’est que si «l’on n’était pas contraint au tirage de la Milice, on ne voudrait pas en courir les hasards». Pardon, Monsieur; la justesse de la comparaison échappe à plus habiles que moi. On conçoit fort bien qu’un homme ne s’expose point à être Soldat quand il ne veut pas l’être : mais on conçoit tout aussi aisément que, malgré un droit à payer et la liberté de ne pas le payer, il se trouvera nombre de Vendeurs intéressés à porter leurs bleds au rendez-vous ordinaire de la denrée et des Acheteurs.
Enfin si les Marchés se suppriment d’eux-mêmes, ils étaient donc en eux-mêmes mauvais.
Mais que deviendra «la propriété» des Seigneurs de hallage, droit si sacré pour moi qui ai mis en principe que «les droits vont avant les besoins»? Vous le dites, Monsieur; je présume même que vous le croyez.
Dans la crainte que je ne vous échappe, vous cherchez à deviner ma réponse; la savez-vous?… Eh bien! ce n’est pas cela. Je crois que si vous n’aviez pas cherché, vous auriez trouvé, car ma réponse se présente d’elle-même.
Si le Gouvernement supprime le droit de hallage, il doit indemniser les Propriétaires.
Si les Marchés se supprimaient d’eux-mêmes, il en serait comme d’une maison qui s’écroule d’elle-même : c’est un malheur pour le Propriétaire.
Les Propriétaires du hallage, minage, etc. ont le doit d’exiger une rétribution de ceux qui viennent à leur halle, se servent de leurs mesures, etc. Il faut l’acquitter, quand on s’y soumet volontairement; mais ils n’ont pas le droit de contraindre des Marchands à aller à leur halle, à se servir de leurs mesures, pour leur payer cette rétribution; il faut qu’ils respectent la propriété d’autrui comme on respecte la leur. Dans le premier cas, le droit est le prix d’un service : dans le second, ce serait l’exaction la plus tyrannique. Jamais les Seigneurs n’ont osé prétendre mener de force des Vendeurs et des Acheteurs libres à leurs Marchés. L’apport aux Marchés n’a jamais été, sous le plus mauvais régime, qu’un objet de Police, libre en tels temps et en tels lieux, forcé dans d’autres lieux et dans d’autres temps par des règlements arbitraires et jamais pas les titres de Seigneurs de halle, etc.
Me tenez-vous, encore, Monsieur? Voyez comme le fantôme de votre imagination me ressemblait! Je répète donc, parce que je suis d’accord avec moi-même et conséquent, je répète que le «droit de propriété est inviolable, et que les droits vont avant les besoins»; et c’est parce que la propriété est inviolable et que les droits vont avant les besoins, que l’on ne peut contraindre les Propriétaires des denrées à les aller vendre aux Marchés pour y payer un impôt.
«Les droits vont avant les besoins!» Cette sainte maxime vous paraît cruelle! Je vous demande, Monsieur, si c’est à la justice à gouverner le monde? Répondez oui ou non.
Voulez-vous que les «besoins aillent avant les droits»? Le Sauvage aura donc raison de piller le Peuple Agricole; le voleur aura donc raison devant la Justice ou contre elle; votre bourse sera donc aux pauvres qui manquent d’argent, etc. etc. etc.
Croyez-moi, Monsieur; mes principes s’accordent bien et seuls avec mes sentiments, avec des sentiments de charité, d’humanité, de fraternité, de bienfaisance. Je vous dis de m’en croire, parce que je fais les rapports de ces principes et de ces sentiments, et que vous ne les savez pas, que vous ne les soupçonnez pas, et que vous ne les saurez jamais tant que vous croirez à vos premières pensées et que vous vous passionnerez pour vos opinions. Vous ne doutez jamais, et le doute est le commencement de la science.
Je vous dis que quand je veux mettre et tenir inflexiblement les droits et propriétés sous la protection de la Justice, c’est surtout pour les malheureux que je parle, pour les pauvres, pour ceux qui n’ont rien. J’assure les droits, pour multiplier la richesse; et en multipliant la richesse, je multiplie les salaires et les ressources de l’indigent. La justice est la mère de l’ordre : l’ordre produit la prospérité; le désordre engendre la misère.
Puisque vous êtes sensible aux besoins de vos Frères, soyez-le donc aux besoins du Laboureur et de toute la classe Agricole. Une fois au moins, tournez les yeux vers ce Peuple, considérez ces travaux, suivez les effets de sa pauvreté ou de sa richesse. Il a des «besoins» aussi, les besoins les plus intéressants pour la société, de besoins qui sont ceux de tous les malheureux. Je ne réclame pour eux que le libre usage de leurs «droits», je le réclame pour ceux mêmes que vous voulez nourrir à leurs dépens.
Vous me menez, Monsieur, dans une galerie de tableaux gracieux qui représentent un «Cordonnier vendant de gros souliers à un Porteur d’eau, un Tourneur préparant la semelle et l’empeigne, une infinité d’hommes léchant des sacs de bled», etc. Est-ce là votre Peuple? Que demandez-vous pour lui? Vous ne le savez pas. Vous demandez qu’on traîne les Laboureurs aux marchés, qu’on les détourne de leurs travaux, qu’on les engage dans des dépenses, qu’on fasse tomber arbitrairement le prix de leur denrée, qu’on leur dérobe leurs avances de culture : vous demandez qu’on les ruine, pour qu’ils nourrissent votre Peuple; vous demandez qu’on arrache le bled, qu’on étouffe la semence pour que ce Peuple vive et vive heureux. Je vous le répète, vous ne savez pas ce que vous demandez.
L’intérêt de ce peuple est que les subsistances et les moyens de se salarier se multiplient; et les subsistances et les moyens de salarier ne se multiplient que par l’extension et l’amélioration de la culture : l’extension et l’amélioration de la culture dépendent du bon prix habituel des dentées; et le bon prix habituel des denrées dépend de la liberté et de l’immunité du commerce.
Le droit de ce peuple est qu’on ne lui ôte aucun des moyens légitimes de gagner sa vie; et que l’industrie soit parfaitement libre comme le commerce. Dépourvus de fonds, ces hommes ne vivent que de salaires. D’où naissent les salaires? de la terre; et leur masse est en raison de la fertilité ou des productions de la terre. Non, Monsieur, ces salaires ne sont pas un «impôt»; car la rétribution du travail et la récompense d’un service n’est pas un impôt. Comment avez-vous pu comparer ces salaires avec les droits de halles? Supprimez les salaires, vous supprimez les Services; on ne travaille pas gratuitement pour autrui. Supprimez ces droits (de la manière que la Justice autorise), vous ne supprimez ni les denrées, ni le commerce, vous encouragez le commerce, vous délivrez d’une charge le producteur et le consommateur de la denrée.
Mais les salaires se proportionnent-ils au prix des grains? Ici, Monsieur, «vous me portez le défi le plus précis : non seulement, dites-vous, cette augmentation n’a pas eu lieu, mais elle n’aura pas lieu; mais elle ne peut pas avoir lieu». Je n’accepte point votre défi, Monsieur; en voici la raison.
Au mois de Décembre 1768, le Parlement de Toulouse écrivait au Roi que les «salaires avaient doublé». Au mois d’Avril de l’année suivante, le Parlement de Dauphiné attestait également au Roi que «les salaires s’étaient multipliés, et qu’ils commençaient à augmenter dans plusieurs cantons de la Province». La même Cour suppliait Sa Majesté de se faire représenter l’état du taux des grains et celui du taux des salaires dans tout le Royaume, pour se convaincre de leur proportion. J’ai cité dans mes écrits quelques autres témoignages; vous en trouverez plusieurs épars dans les Éphémérides. Vous avez encore vu, dans le n°. 96 de ma Gazette, la comparaison et la proportion des prix du pain et des salaires dans la Beauce, l’Orléanais, la Touraine, l’Aunis, la Guyenne, le Languedoc, etc. et vous me défiez de vous montrer cette proportion! Avec la connaissance certaine que j’ai de ces faits, il n’aurait pas été honnête de ma part d’accepter ce défi.
Voilà ce qui a été et ce qui est; il ne vous reste donc plus à cet égard, pour tout bien et tout honneur, qu’une «prophétie». Le temps prouvera si ce qui est constamment arrivé depuis le commencement du monde, et doit nécessairement arriver, n’arrivera pas.
Quand les salaires n’auraient pas augmenté en proportion avec le prix du pain, les journaliers n’en auraient pas moins eu ne augmentation de recette. Vous ne concevez pas cela, Monsieur? Je le crois; je vais vous l’expliquer. L’amélioration de la culture a multiplié les moyens de sustenter, de dépenser et de salarier; les Ouvriers ont trouvé plus d’emploi; leur recette a donc augmenté, indépendamment de l’augmentation des salaires.
Et si les salaires et la recette de votre Peuple n’ont point haussé, où donc a-t-elle pris cette augmentation de dépense annuelle de «six cents millions» que vous supposez?
«Six cents millions d’augmentation de dépense sur le pain seul!» Oh! pour le coup, Monsieur, d’où venez-vous, et à qui parlez-vous? Il est impossible que le Français le plus superficiellement instruit de l’état des choses, adresse une pareille assertion à un Français occupé de ces matières. La Nation ne dépense pas en pain en totalité une pareille somme, et vous la faites dépenser par votre Peuple en augmentation seulement de prix! En vérité votre prudence est au moins incompréhensible.
L’augmentation du prix des grains était indispensablement nécessaire pour prévenir la ruine totale de la culture, lorsqu’en 1763, la liberté fut rendue au commerce. Toutes les cours du Royaume le certifièrent au Roi. L’augmentation survenue sous le règne de la liberté a été infiniment utile; s’il y a eu ensuite cherté, ça été l’effet des mauvaises récoltes et de la violation de la liberté; cette cherté même a été, en vertu d’une liberté imparfaite, fort inférieure aux chertés arrivées sous le règne prohibitif dans des circonstances physiques moins défavorables. «Sur quatre-vingt-huit ans que durèrent les majorités de Louis XIII et de Louis XIV, il y eut plus de trente ans de chertés portées à 80, 90, 100 livres et au-delà le septier de Paris. Le pain valut jusqu’à huit sols la livre et plus.» Voilà de faits, Monsieur; ils sont consignés et prouvés dans mes Représentations aux Magistrats. Vous avez lu cet ouvrage, puisque vous le citez : vos avez lu cet ouvrage, et vous ignorez ces faits!
Enfin, si les grains avaient augmenté depuis dix ans au point où vous les supposez montés, pourquoi, Monsieur, attribueriez-vous ce surhaussement à la liberté du commerce? Existe-t-elle depuis dix ans? Jamais elle n’a été complète : dès 1766, les Lois qui l’accordaient ont été de toutes parts transgressées; bientôt il n’en est plus resté que l’ombre : en 1770, cette ombre même a été dissipée. Ignorez-vous ces faits? Quand vous les ignoreriez, comment, à la vue de l’arrêt du 13 Septembre dernier, votre pénétration n’est pas allée jusqu’à deviner que s’il a été nécessaire de rendre ce commerce libre, il n’était pas libre.
Et vous appelez ce «système, meurtrier par ses effets». Eh! Monsieur, vous ne connaissez ni les effets, ni le système; je l’ai prouvé. Ne dites-vous pas encore qu’il «a pour base le renchérissement du pain»? Il a pour «base» la justice et les intérêts de tous et de chacun, et pour objet, non le «renchérissement du pain», mais le prix naturel, moyen, uniforme, constant, également avantageux aux producteurs, aux marchands, aux consommateurs; il opère le «renchérissement» ou la diminution des prix forcés et désordonnés, selon que les prix sont ou trop bas ou trop hauts. Voyez, Monsieur, s’il y aurait de l’imprudence à bien apprendre un système avant de le combattre.
Enfin, Monsieur, vous m’objectez le renchérissement du pain survenu malgré la beauté de la saison, c’est-à-dire des gelées imprévues et des intempéries extraordinaires. J’ai prévenu votre objection. J’ai montré que ces causes avaient produit les mêmes effets dans les pays où le commerce n’est pas libre, comme dans ceux où il l’est, etc. etc. etc. J’ajouterai aux raisons que j’ai déjà données, que le commerce devait naturellement attendre le sceau de l’enregistrement que le Parlement vient d’imprimer (le 19 Décembre) aux Lettres patentes qui lui rendent la liberté : il doit attendre ce qui sera statué sur les règlements de Paris.
À présent, Monsieur, si vous voulez prendre la peine de méditer sans trouble et mûrement les vérités que je viens de vous apprendre, vous pourrez, non pas «rentrer», mais «entrer» en matière. J’ai l’honneur d’être, etc.
L’Abbé Roubaud.
(Gazette d’Agricult. Commerce, etc. N°. 104.)
* Je demande sérieusement pardon au public de lui parler encore de moi, en mon nom. Des appréciateurs honnêtes, et pour qui j’au un respect infini m’en blâment : combien ces reproches rendent cruelle la position d’un homme compromis sans cesse par des inculpations iniques?
S’il se tait, ses ennemis en triomphent : ils argumentent de son silence, et en concluent hardiment que c’est l’équivalent d’un aveu. S’il parle, s’il confond l’imposture, ils l’accusent d’«égoïsme» et d’«orgueil», et trouvent moyen par là de le rendre plus odieux au milieu son avantage, qu’il ne l’était avant la destruction des soupçons dont il s’est lavé. Quelle est donc la ressource de l’innocence calomniée?
Ce n’est pas tout; non seulement on fait en sorte que la patience et la justification lui deviennent également dangereuses, mais on réussit encore à les rendre, l’une et l’autre également inutiles. Quiconque est en butte à des ennemis adroits et ardents, comme la haine l’est toujours, ne doit point s’attendre à voir jamais les préjugés appuyés par eux absolument détruits : on n’acquiert, en se défendant, avec opiniâtreté, que le renom d’un homme trop plein de soi-même. Le public ne se lasse jamais de l’attaque, et il s’en souvient toujours : il se dégoûte bientôt de la réfutation, et il l’oublie sur-le-champ. Il ne tarde pas à faire un crime à la vérité, d’être aussi infatigable que le mensonge : il n’accorde qu’à celui-ci le droit de se répéter impunément; et tandis que l’une lui devient suspecte et à charge, par cela seul qu’elle ne change pas de ton, il prodigue à l’autre sa confiance, précisément parce qu’il tient toujours un langage uniforme.
Par exemple, les mêmes Adversaires qui ont réussi à me faire passer pour un cerveau bouillant, que rien ne pouvait contenir, pour un Apologiste du «despotisme», pour un Panégyriste de la tyrannie, et des plus abominables tyrans qui aient fouillé le trône, son aussi parvenus à faire recevoir, comme une vérité incontestable que je me chargeais par goût des «mauvaises Causes», et qu’à mon nom seul les Tribunaux préparaient une condamnation.
En vain j’ai imprimé plusieurs fois, et entre autres dans les «observation» pour l’infortuné Compte de Morangiés, page 56 et 57 de l’in-40, un état des affaires que j’ai traitées depuis que je me suis dévoué aux honorables et laborieuses fonctions d’Avocat. En vain j’ai prouvé que sur plus de cent, il n’y en avait que neuf où la Justice ait suivi une opinion différente de la mienne.
À la vérité, mes ennemis n’ont osé toucher à monument irréfragable qu’ils ne pouvaient ébranler : mais ils n’en ont pas moins persisté à soutenir l’imposture; et comme une justification imprimée ne peut paraître qu’une fois; comme il en coûte de l’argent, et qu’il faut une occasion pour la publier; comme pour l’entendre il faut quelque application, et qu’elle reste souvent inconnue, même à une partie des gens qui semblent en avoir pris le Lecture; au lieu qu’une calomnie verbale ne coûte rien ni à hasarder ni à entendre; qu’elle se renouvelle sans peines, sans embarras, à toute heure, en tous lieux; que pour s’en remplir l’esprit, il ne faut que des oreilles; que le monde fourmille de gens très bien pourvus de ce côté, et qui joignent à cette faculté des poumons sonores avec une obstination inflexible dans leurs préjugés, ils parviennent aisément à les faire prévaloir. Aussi vous trouverez une infinité de personnes bien convaincues que je ne suis devant les Magistrats l’organe que des Plaideurs de mauvaise foi, que la Justice est toujours tentée de proscrire, même sans examen, les demandes qui se présentent par mon Ministère; et que dans cette carrière de l’honneur et de la délicatesse, je ne suis fameux que par des défaites.
À cette crédulité indomptable on a joint des manœuvres criminelles. On m’a attribué des Ouvrages que je n’ai connus qu’avec le public; des Éloges que je n’ai jamais faits : on a osé les imprimer avec mon nom : et parce que dans le temps où ils ont paru, je n’aurais pas pu les désavouer sans danger, parce qu’aujourd’hui le désaveu paraîtrait être dû aux circonstances, on abuse contre moi de cette épée à deux tranchants, fabriquée dans les ateliers de la fraude : j’ai beau protester qu’on m’a calomnié; j’ai beau en appeler à la justice, à la vérité, à mon innocence, on n’en persistera pas moins à crier et à croire que j’ai fait ces Éloges, que je n’ai plaidé que de mauvaises Causes; que j’ai passé ma vie à susciter, sans raison, des querelles scandaleuses. Que faire? gémir d’abord, et ensuite se consoler avec sa conscience.
** Auteur d’une feuille hebdomadaire universellement et justement estimée.
*** Voyez à ce sujet les Éphémérides de 1767, tom. 6, p. 115, et celles de 1770, tom. I, pag. 27, 28, 35, 36, 39, ou plutôt toutes les années de ce chef d’œuvre Les adversaire de «la Science» y sont appelés des «Brigands», des «Léopards», des «Singes tombés dans de la boue sanglante». J’ai eu personnellement une part considérable à ces libéralités «économiques», et quand la patience échappe, qu’on se hasarde à répondre, ses amis de la raison s’écrient qu’on les «insulte». Jamais on n’a montré tant de politesse et de bonne foi.
Pour ne plus revenir à ces discussions très peu intéressantes, et qui sont pourtant nécessaires, quand c’est un corps à cent mille bouches qu’on est obligé de combattre, je répéterai ici un fois pour toutes, la déclaration que j’ai déjà faite dans la Réponse aux Docteurs modernes, ouvrage que la rancune «économique» ne peut pas me pardonner : c’est que je respecte infiniment la personne, j’admire le zèle, je vénère les motifs de ces Philosophes, ils ont rendu de grands services à la raison. Ils ont éclairci des points essentiels de la Politique : je suis très convaincu que c’est le bonheur public auquel ils travaillent : c’est l’amour du bien qui les égare : mais c’est précisément ce qui les rend dangereux, parce que ne pouvant pas avoir de remords sur les motifs, ils sont incapables de se laisser éclairer par les funestes effets de leurs principes.
J’oserai ajouter encore que la certitude où ils sont de la pureté de leurs intentions les rend peut-être moins délicats sur les moyens qu’ils emploient pour en assurer le succès. Ils oublient trop que la raison ne doit pas triompher par le fanatisme, ni la vérité par l’intrigue.
Je crois une partie des éloges prodigués par eux à la «liberté» très fondée : mais je ne la crois bonne qu’avec des modifications. Je crois son utilité subordonnée aux circonstances : je la regarde comme l’émétique, comme le sublimé corrosif, comme la ciguë, comme tous les spécifiques actifs qui guérissent, ou qui tuent, suivant que la main qui les emploie est plus habile, et la préparation qu’ils ont subie plus appropriée aux besoins du malade.
Il y en a une, cela est très serein, pour ôter à la «liberté» tous ses risques, et pour lui assurer tous les avantages que les «économistes» lui supposent. Je l’ai déjà annoncé dans les Lettres sur la Théorie des Lois. Ils ne m’ont répondu que par des outrages. Que ne l’indiquent-ils donc? ou que ne permettent-ils à d’autres de l’indiquer?