Les hommes de Lascaux, civilisations paléolithiques en Europe
Date de parution : 20/05/2009
Éditeur: Armand Collin
Nombre de pages : 243
Format : 155 x 240 mm
ISBN : 9782200351199 / WorldCat : 377790168 / UniCat : 2916473
Comme la fourmi ou le loup, l’homme est un être social. On peut donc isoler et étudier ses systèmes de relations inter-individuelles, en dehors de tout vécu singulier. La part prise chez nous par la sphère symbolique rend ces tissus d’échanges spécialement complexes : ils s’intensifient encore et surtout lorsqu’ils sont considérés dans leur développement diachronique, tendant vers la reconstitution d’une « histoire » des phénomènes culturels. En réalité, toute vision synchronique d’une société, comme le proposent les ethnologues, ne peut être que fictive, car la plus puissante des actions universelles affecte précisément le temps et l’impact qu’il produit sur toute chose, spécialement sur de subtils voiles abstraits qui se réunissent sur fond de valeurs communes et instables. En d’autres termes, l’histoire des civilisations plonge ses racines et trouve sa raison d’être précisément dans le mouvement, selon une trajectoire où des phénomènes d’inertie définissent la tendance propre à chaque sensibilité collective.
L’histoire des civilisations est donc celle des croyances qui traversent les champs minés de défis, qui y maintiennent une partie d’elles-mêmes, en renforcent le corps et en éliminent les marges. Comme l’évolution du cosmos ou de la matière, cette histoire des cultures paraît sans fin, rythmée par de brusques conquêtes, secouée par d’infinies phases d’adaptation climatique ; elle paraît aussi toute-puissante, si on la considère comme un phénomène humain global, opposé à la nature terrestre. La préoccupation des historiens consistera donc à faire jaillir du néant les innombrables étapes qui en justifient la logique fondamentale. Rien en effet ne semble aléatoire en histoire humaine, lorsqu’elle est considérée à partir de son point d’aboutissement actuel. L’histoire est aussi traversée par de puissantes forces de tendances qui vont aboutir, en différents points du monde, à des analogies structurelles : sépultures, arts, agriculture, écriture par exemple. L’ordre d’apparition présenté par ces innovations successives reste constant et logique : il restitue symboliquement des conquêtes de l’esprit sur le monde. Sa cohérence forme le meilleur témoignage de l’universalité humaine, elle ne requiert pas toujours des pôles d’invention ni des axes de diffusion : l’humanité « fonctionne » partout dans le même sens. L’organisme de la conscience collective se déploie donc selon divers axes et de manière cohérente : une justification intérieure par le jeu de valeurs étendues de l’outil à la métaphysique et un mode d’équilibre externe animé par le jeu des échanges et des emprunts en perpétuelle remise en cause. Les deux sphères du social s’articulent ainsi selon un destin dont on perçoit à peine le sens, mais qui constitue la substance même de toute démarche historique.
Reste la fascination, car chaque moment de l’histoire produisit ses Sainte-Sophie, ses Sixtine, comme ses Lascaux, en combinant des éléments plastiques sous une formule nouvelle. À l’autre extrémité, l’humanité réalisa aussi des prodiges d’intelligence appliquée aux lois de la matière, de la tour Eiffel aux satellites artificiels, comme des premiers foyers aux premières armes propulsées. Au-delà de toute prétention à la pure connaissance, l’histoire des peuples renouvelle constamment notre salutaire émerveillement. Elle est sans limite dans l’espace et dans le temps. Et si l’on reconnaît aujourd’hui volontiers la finesse adaptative dont témoignent les sociétés traditionnelles, les profondeurs de leurs mythologies, l’éblouissement de leurs arts, il devient aussi nécessaire d’orienter le même intérêt vers les cultures qui se sont succédé et ont brillé l’une après l’autre par leurs performances dans une perspective totale, du couteau à la nécropole.
Durant les Temps modernes, les sociétés antérieures à l’écriture furent écartées de l’histoire des civilisations avec la même négligence que celles extérieures à l’écriture, à ceci près que les premières restent encore largement dans l’ignorance, voire dans le mépris de l’histoire contemporaine. Il ne pouvait pas s’agir d’ignorance dans le sens de l’inaccessibilité, mais d’une détermination à effacer les pans de l’humanité jugés indignes, tels les moeurs ou les religions des Germains ou des Celtes, pourtant attestés dans les textes antiques mais noyés dans la réprobation. L’idéologie poursuivie par les sociétés classiques ne pouvait admettre que l’Antiquité, dans sa genèse : elle choisissait sa propre histoire, celle qui lui convenait. Il est assez significatif que les grottes peintes au Paléolithique furent pour partie connues dès la Renaissance, mais on les visitait alors par délassement, au titre de curiosité : là où devaient rester les sociétés sans écriture. Selon le même raisonnement, les dolmens du cinquième millénaire furent christianisés par l’implantation de la croix et attribués aux Celtes qu’aurait connus César… Cette attitude d’allergie collective constitue en soi un mécanisme historique intéressant. Il tient au mépris et à la peur vis-à-vis de systèmes de valeurs concurrents et dont les composants techniques permettaient aux Européens de les anéantir, physiquement et surtout religieusement. La quête d’une authenticité occidentale s’était symétriquement déployée à la fois vers un « retour » à l’Antiquité classique dont pourtant nos civilisations celto-germaines ne provenaient pas, et une diabolisation des peuples inconnus, volontairement ignorés et ainsi restés largement incompris. Cette attitude s’incarne dans toute la brutalité des périodes coloniales, qui s’en trouvaient justifiées.
Hommage à Norbert Aujoulat
Norbert et les Ombres, par Marcel Otte
Quand la sensibilité rejoint la Science, elles engendrent ensemble de vraies personnalités attachantes par leur charme et leur érudition. Si un miracle veut qu’elles soient en outre généreuses, pour l’une comme pour l’autre, vous découvrirez Norbert Aujoulat, un ami de la plus fine cordialité. Les plus tortueuses des grottes profondes apprécient aussi ce visiteur respectueux, elles n’y appréhendent ni la violence des piolets ni les viols des « désobstructions » sauvages. Elles y apprécient le contact de ses caresses, elles l’incorporent à leur univers, fait d’ombres, de mystère et de douceur. Norbert participe à leur puissance magique, il s’intègre comme si ces cavités l’avaient exsudé, procréé. Il leur sourit, comme à nous tous, il les contemple, il les admire. Norbert se sent happé par la grâce des formes, fasciné par leur puissance, séduit par leur silence. Au fond de leurs entrailles, il s’y sent heureux. Et cet étourdissement s’y prolonge sans cesse, l’homme et la pierre poursuivent leur noce. Les creux d’une roche dure appartiennent à la Terre entière, invulnérable. L’obscurité totale, l’humidité permanente, le froid constant, troublent l’âme, elle n’y trouve plus aucun des repaires lentement édifiés par les rapports à la conscience terrestre. Norbert y progresse encore, autant fasciné par cette plus parfaite solitude que par l’ivresse gagnée par l’absurdité d’un monde soustrait aux supports logiques.
Les plus troublantes épreuves restent pourtant à venir. De ces froideurs humides surgissent l’âme, la beauté, le geste porté par les images codées et harmonieuses. Comme Norbert, plongé dans son incertitude, l’esprit défait par ces anomalies emboîtées, l’art mystérieux est venu ajouter son trouble. Des complices y avaient trouvé l’accroche de leurs rêves mythiques, descendus de l’esprit à la forme, précisément là où l’imagination excite nos sens perturbés, justement là où l’étrangeté arrache la seule force mystique au quotidien abandonné. Comme de rares autres, les regards de Norbert saisissent d’emblée la profonde intimité entretenue entre la roche et l’image : seule leur harmonieuse symbiose a su produire une telle fulgurance. Ni la paroi ni l’image n’auraient tenté une existence célibataire.
Des alcôves épargnées par l’art aux galeries où les images fantastiques s’ordonnent, Nobert saisit la complicité ; leur intelligence ne sera que secondaire. Norbert est d’abord un poète, ainsi va-t-il à l’essentiel : il ressent, avant de comprendre, les rapports harmoniques, ceux-là même aux sources de sa passion, de sa raison d’être. L’intuition d’un poète est faite de fulgurances, la connaissance marche derrière, alourdie d’obligations tactiques. Nos longues conversations étaient emplies de désinvolture débonnaire où le seul plaisir de vivre tels des complices l’emportait, aussitôt relayée par la tâche laborieuse et ingrate d’en vouloir convaincre nos contemporains. Il fallait ainsi faire mine de découvrir par le chemin ardu d’un raisonnement factice, ce que les sens seuls imposaient spontanément. Son sourire servait à l’accueil, invitait à en dire davantage, afin qu’il persistât. Et dans sa tête s’élaborait déjà une appréciation mêlée de connivence ou d’indifférence, de joie ou de lassitude : ce monde-ci apporte moins de pureté que celui des ombres souterraines. Mais les sourires demeurent tel un masque de bienveillance, pour les autres, pour lui…