ABSTRACT: Cycle de conférences en hommage à Jean-Marie Le Tensorer | 7-9/06/2017 | University of Basel
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Vocation Préhistoire | Hommage à Jean-Marie Le Tensorer | 7-9/06/2017

Cycle de conférences en hommage à Jean-Marie Le Tensorer
University of Basel, Department of Environmental Sciences
Landgut Castelen, Giebenacherstrasse 9, CH‐4302 Augst

Conférence de Marcel Otte, Outils et Symboles

À mon ami Jean-Marie Le Tensorer

Tâchez d’assembler la courtoisie, l’élégance, la sensibilité et l’intelligence ; avec un peu de chance vous obtiendrez un être proche de Jean-Marie. Toujours épris de clarté, porté par le bon goût, guidé par un enthousiasme discret, fasciné par nos origines, le véritable Jean-Marie est bien réel ! Il nous a enchantés sa vie durant par ses sourires, son éloquence et sa lucidité. Pour lui, tout est lumineux, tout brille sous la seule caresse de son regard. Les plus sombres cailloux deviennent des lumières, dont Jean-Marie cherche et suggère la signification, estime la valeur dans une forme de poésie permanente, une candeur perpétuelle, inaltérable sous l’action du temps. Jean-Marie s’émeut davantage qu’il s’interroge, et à sa suite, nous découvrons les messages lancés par une humanité en constitution, tâtonnant vers son destin. La sensibilité de Jean-Marie sert de guide à sa pensée : elle l’oblige à dévoiler un chemin balisé de phases au fil desquelles les empreintes gestuelles sur la roche signent autant de conquêtes par l’esprit. Par la force de l’affinement progressif, l’intention originelle cède la place à la satisfaction harmonieuse comme si, lasse des victoires matérielles, l’humanité se serait amusée à produire de la beauté. Plus encore, l’élégance des formes aurait servi de source inspiratrice afin d’établir le basculement d’une roche informe vers une silhouette imposée à la nature désormais maîtrisée, jusqu’à son illusion visuelle. Toute notre audace s’y trouve incarnée : elle exsude de la matière amorphe pour s’offrir à la beauté, à la connaissance, à la conscience. Selon Jean-Marie, les objets furent d’abord des signes, ils se sont sublimés en messages, toujours plus nobles, plus profonds, plus audacieux. Leurs agencements fomentent des récits, fabriquent des sépultures, offrent aux hommes des mythes fondateurs, agencent les règles sociales, imposent leur beauté. L’art nous permet de comprendre.  

Nous pourrions nous laisser aller à ne contempler qu’une émergence du raffinement dans l’évolution au fil de l’évolution humaine, tant elle est soulignée obstinément par Jean-Marie. Nous pourrions même y croire, si chacun lui ressemblait. Mais il y a les autres : ils réduisent notre belle aventure à des chaos en cascades, à des hasards hésitants, à des obédiences climatiques. Ils rendent la même histoire moins belle, moins noble, plus « naturelle ». L’homme pourtant n’appartient qu’à lui-même, dans la vaste élaboration tumultueuse de la matière vivante. Il s’y reconnaît, il s’y façonne, il se choisit un destin, s’y auto-sélectionne, y définit ses valeurs, y ose ses habitats imprévus, en totale liberté et dans la plus impérieuse responsabilité. La courbe ascendante tracée par cette prodigieuse aventure totalement assumée par l’humanité seule, possède tous les critères de l’harmonie, déjà par sa seule audace, par son autonomie et sa liberté, ensuite par sa constellation d’inventions foudroyantes, dans la beauté comme dans la technique. L’homme seul a créé un bouleversement qui traverse tout l’univers, toute la création. Il s’est forgé une destinée inédite bâtie à l’aide de pensées successives, superposées dans un tourbillon désormais autonome, alimenté par ses seuls espoirs, ses seuls souhaits d’améliorations sans fin. Jean-Marie a placé son ambition et sa perspective à ces niveaux élevés d’appréhension globale du phénomène humain, même si son humilité l’empêche de s’exprimer en ces termes. Mais n’est-ce pas le devoir de tous ses amis, rassemblés par cet hommage, de le proclamer enfin.  


Outils et symboles

Du marteau à la centrale nucléaire, chaque outil condense des séquences d’abstractions articulées en chaînes, flexibles et génératives, spécialement évidentes dans les modalités de sa production et de son utilisation. L’association de procédés distincts ouvre sur des champs de possibilités totalement indépendantes et combinatoires, de telle sorte qu’un outil présente une coïncidence, opportune et orientée, stabilisée par la tradition et par l’usage, tant que cette adéquation subsiste. Corrélativement, les intentions ainsi rencontrées autorisent leur inscription dans un ensemble comportemental auquel elles apportent de l’inertie. C’est dire toutes les possibilités analytiques qu’un outil offre, soit en amont dans la disponibilité de ses composantes, soit en aval, vers d’autres accomplissements successifs ouverts en cascades. Les procédés techniques emboîtés reflètent la succession coordonnée de gestes et de pensées selon le mécanisme propre au fonctionnement symbolique : le concept précède l’action en un cycle de pure abstraction prévisionnelle, dictée par les réalisations antérieures. Mais à chaque pas une réponse émise, par la matière vers la pensée, en modifie la course et sollicite l’imagination afin de concevoir une situation ultérieure mieux appropriée. Ainsi, les composantes fondamentales de la pensée en action se trouvent-elles incarnées dans chaque outil : une intention, une mémorisation et une gratification.

Toutefois, la totalité du phénomène technique appartient aussi à l’ensemble des valeurs humaines, dont les plus subtiles et plus fondamentales. Par exemple, la satisfaction causée par l’efficacité inattendue se reflète dans l’élégance d’une méthode réussie, comme le profil accompli d’un avion induit l’idée d’un vol rêvé, déjà encore sur terre. La silhouette d’un biface l’impose avec éloquence, comme Jean-Marie Le Tensorer l’a si bien montré. Mais les haches néolithiques, les pointes chalcolithiques, les armes en tous genres ont porté leur rôle fonctionnel jusqu’à l’épure plastique, complètement déconnectée de leur usage réel, comme exprimé à l’excès sous un mode imaginaire.

Désolidarisé de son usage effectif, l’outil porte l’image de sa fonction sociale : la crosse de l’évêque ou les armes d’un blason. Seule subsiste l’idée du rapport entre l’image et la fonction sociale de l’outil : la tradition coutumière a oublié le réel, elle ne conserve que le concept et son rôle. Un peu comme les grenades désignent les gendarmes, l’épée des académiciens, la balance de la justice, l’équerre de l’architecte et le globe de l’empereur.

Ce glissement universel, de l’outil efficace à la valeur de son seul signe, s’assortit néanmoins d’une infinité de connotations traditionnelles régionales et spécifiques, souvent inconscientes et pourtant d’une terrible signification : le groupe s’y reconnaît ou s’y oppose. Autant le sabre japonais se définit d’un seul coup d’œil, autant la plus humble des haches obéit à d’infinies variations disposées en équilibre par rapport aux valeurs des milieux producteurs. En effet, chaque société entretient une harmonie particulière entre ses formes et ses fonctions : il s’agit de répondre aux « codes sociaux » auxquels nous ne cessons de nous conformer, car ils délimitent le champ de reconnaissance, de gratification et même de toute existence dans son milieu. Ni les formes ni les fonctions n’échappent à ces règles de conditionnement, devenues coercitives pour les individus, mais ce sont elles-mêmes qui nous permettent aujourd’hui de reconnaître les styles ethniques. Chaque tradition n’existe que par ce qu’elle rejette ou qu’elle retient, loin de toute performance qu’elle aurait pu atteindre : il s’agit seulement de ce qu’elle a choisi, parmi d’infinies autres possibilités.

Les outils les plus anodins se trouvent ainsi imprégnés, comme en surimpression à leur usage technique, par un statut de prestige, d’adéquation visuelle, de satisfaction esthétique et de délimitation culturelle, définie par opposition à d’autres modalités également traditionnelles, mais étrangères. À la rencontre entre le soulagement mécanique et le besoin initial se situe l’étape cruciale de la reconnaissance par un groupe d’appartenance. L’outil calme une contrainte par son aptitude à l’identification, par son adéquation à une sensibilité collective.

Le socle phénoménologique contenu dans chaque outil s’écarte loin de sa seule vocation illustrative d’une situation contextuelle. Il appartient au monde de la sacralité, car il incarne une pensée normative, intangible et la seule « vraie ». Mais aussi il témoigne d’une intention démiurgique visant à changer le monde, à faire basculer les lois anonymes de la nature, à leur mise au service de l’existence humaine. L’outil triche avec le destin, il l’asservit autant par la pensée que par l’action. La lunette de Galilée perçait les lois du cosmos : l’emprise offerte par la simple observation plaçait l’homme en concurrence avec Dieu. Dans de telles situations, Prométhée fut mis à mort par Zeus, et Galilée dut son salut à son renoncement. On ne touche pas impunément aux lois dictées par les dieux, car elles garantissent la sécurité émotionnelle de tout un peuple, autant que sa stabilité dans l’univers. L’instrument doit être là pour le confirmer, comme la truelle d’un maçon sur un chantier d’une cathédrale : son rôle tient à assumer ce destin où l’homme se lie à Dieu. Ce cercle sacré ne sera brisé que lorsque la science prendra la place des religions, et que l’idée de progrès, mis aux mains de la société humaine, servira de divinité.

Quel que soit le référent métaphysique, l’outil incarne si bien le statut humain que l’on peut y suivre ses aventures, ses conquêtes, ses rêves, comme les ailes éphémères d’Icare, les hélicoptères imaginés par Léonard, et les engins merveilleux de Jules Verne. Tous ces outils forgés par de purs fantasmes  démontrent la valeur magique accordée à la chaleur  de l’invention, contre la froide nature. L’aspiration  onirique se fonde sur la puissance déjà acquise par  tout outil sur la réalité, elle la prolonge en totale liberté,  telle une création seulement vraisemblable par  analogie à celles effectives dans le combat contre la  matière. Ces fantasmes ouvrent une perspective vers  la force imaginative contenue dans les réalisations  techniques et offertes par la force de l’outil mis en  action.

Ce qui fit l’homme complète son anatomie par  des compensations matérielles et spirituelles comme  autant de nouveaux bras mis à la disposition de sa  vie et de sa pensée. L’histoire successive des outils  reflète cette quête poursuivie vers de nouveaux défis,  de nouveaux bouleversements, d’autres exploits.  Dans l’évolution à long terme, tout se passe comme  s’il s’agissait là de la véritable vocation de notre espèce,  sa seule nature, sa vraie raison d’être, son existence  propre. Par l’élaboration de ses outils,  l’humanité défie les lois universelles, elle se livre à  l’aventure, elle se forge un destin laissé à sa seule responsabilité.

Marcel OTTE (2017) – Outils et Symboles,
in WOJTCZAK Dorota, AL NAJJAR Mustafa, JAGHER Reto, ELSUEDE Hani, WEGMÜLLER Fabio & OTTE Marcel (Eds), Vocation Préhistoire. Hommage à Jean-Marie Le Tensorer, Édition ERAUL (Études et Recherches Archéologiques de l’Université de Liège, nr 148, pp. 305-307